Conseil d’Etat, 30 juillet 2003, n° 247940, Syndicat des avocats de France

En refusant de prendre les dispositions nécessaires pour, d’une part, permettre aux avocats et aux interprètes d’accéder à tout moment aux zones d’attente lorsqu’un étranger en formule la demande et, d’autre part, prévoir que, dans chaque zone d’attente, sera installé un local adapté permettant la confidentialité des échanges et équipé notamment d’une ligne téléphonique et d’un télécopieur, l’autorité investie du pouvoir réglementaire a méconnu les exigences résultant de l’ordonnance du 2 novembre 1945.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 247940

SYNDICAT DES AVOCATS DE FRANCE

M. Thiellay
Rapporteur

M. Guyomar
Commissaire du gouvernement

Séance du 28 mai 2003
Lecture du 30 juillet 2003

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d’Etat statuant au contentieux

(Section du contentieux, 6ème et 4ème sous-section réunies)

Sur le rapport de la 6ème sous-section de la Section du contentieux

Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 18 juin 2002 et 18 octobre 2002 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés pour le SYNDICAT DES AVOCATS DE FRANCE, dont le siège est 21 bis, rue Victor Massé à Paris (75009) ; le SYNDICAT DES AVOCATS DE FRANCE demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler la décision implicite par laquelle le Premier ministre a rejeté sa demande tendant à l’édiction de mesures réglementaires, notamment par voie de modification du décret n° 95-507 du 2 mai 1995, de nature à garantir les droits des personnes maintenues en zone d’attente en application de l’article 35 quater de l’ordonnance du 2 novembre 1945 ;

2°) d’enjoindre au Premier ministre de prendre ces dispositions dans un délai de deux mois à compter de la décision à intervenir, sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard ;

3°) de condamner l’Etat à lui verser une somme de 2 500 euros sur le fondement de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Vu l’ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 ;

Vu le décret n° 95-507 du 2 mai 1995 ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Thiellay, Maître des Requêtes,
- les observations de la SCP Masse-Dessen, Thouvenin, avocat du SYNDICAT DES AVOCATS DE FRANCE,
- les conclusions de M. Guyomar, Commissaire du gouvernement ;

Considérant que l’autorité compétente, saisie d’une demande tendant à l’abrogation ou à la modification d’un règlement illégal, est tenue d’y déférer, soit que ce règlement ait été illégal dès la date de sa signature, soit que l’illégalité résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures à cette date ; que le SYNDICAT DES AVOCATS DE FRANCE a, par une lettre reçue le 19 février 2002, demandé au Premier ministre de prendre diverses mesures réglementaires, notamment par voie de modification du décret n° 95-507 du 2 mai 1995, de nature à garantir les droits des personnes maintenues en zone d’attente en application de l’article 35 quater de l’ordonnance du 2 novembre 1945 ; que le SYNDICAT DES AVOCATS DE FRANCE demande l’annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet de cette demande ;

Considérant qu’aux termes de l’article 35 quater de l’ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée : " I- L’étranger qui arrive en France par la voie ferroviaire, maritime ou aérienne et qui soit n’est pas autorisé à entrer sur le territoire français, soit demande son admission au titre de l’asile, peut être maintenu dans une zone d’attente située dans une gare ferroviaire ouverte au trafic international et désignée par arrêté, un port ou un aéroport pendant le temps strictement nécessaire à son départ et, s’il est demandeur d’asile, à un examen tendant à déterminer si sa demande n’est pas manifestement infondée./ Il est immédiatement informé de ses droits et de ses devoirs, s’il y a lieu par l’intermédiaire d’un interprète. Mention en est faite sur le registre mentionné ci-dessous, qui est émargé par l’intéressé./ (...) II- Le maintien en zone d’attente est prononcé pour une durée qui ne peut excéder quarante-huit heures par une décision écrite et motivée du chef du service de contrôle aux frontières (...). Cette décision est inscrite sur un registre mentionnant l’état civil de l’intéressé et la date et l’heure auxquelles la décision de maintien lui a été notifiée. (...). Elle peut être renouvelée dans les mêmes conditions et pour la même durée. / L’étranger est libre de quitter à tout moment la zone d’attente pour toute destination située hors de France. Il peut demander l’assistance d’un interprète et d’un médecin et communiquer avec un conseil ou toute personne de son choix. (...) V- Pendant toute la durée du maintien en zone d’attente, l’étranger dispose des droits qui lui sont reconnus au deuxième alinéa du II (...). / Un décret en Conseil d’Etat détermine les conditions d’accès du délégué du haut-commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés ou de ses représentants ainsi que des associations humanitaires à la zone d’attente " ;

Sur les conclusions relatives à l’accès des associations humanitaires :

Considérant que, compte tenu du rôle d’observateur dévolu aux associations humanitaires et des nécessités du fonctionnement de la zone d’attente, le Premier ministre a pu légalement limiter, par le décret du 2 mai 1995, les conditions dans lesquelles elles peuvent accéder à ces zones d’attente ; que, par suite, et sans qu’il soit besoin de statuer sur la recevabilité de ces conclusions, le SYNDICAT DES AVOCATS DE FRANCE n’est pas fondé à soutenir que le Premier ministre ne pouvait légalement refuser de compléter ce décret pour prévoir notamment des conditions d’accès plus souples et concernant l’ensemble des espaces composant les zones ;

Sur les conclusions relatives à l’accès des avocats :

En ce qui concerne la fin de non-recevoir opposée par le ministre de l’intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales :

Considérant que le SYNDICAT DES AVOCATS DE FRANCE justifie d’un intérêt à demander l’annulation pour excès de pouvoir de la décision de rejet de sa demande tendant à l’édiction de mesures réglementaires relatives aux conditions dans lesquelles les étrangers maintenus en zone d’attente peuvent bénéficier du concours d’un avocat ;

En ce qui concerne la légalité de la décision attaquée :

Considérant que si le législateur a prévu que la faculté de communiquer avec un conseil doit s’exercer " pendant toute la durée du maintien en zone d’attente ", cette disposition implique seulement que les personnes dans cette situation puissent demander l’assistance d’un conseil, sans qu’il soit nécessaire qu’un avocat soit, grâce à une permanence sur place, accessible à tout moment ; que, par suite, le SYNDICAT DES AVOCATS DE FRANCE n’est pas fondé à soutenir que le refus de prendre les mesures réglementaires imposant une telle permanence dans chaque zone d’attente procéderait d’une inexacte application des dispositions de l’ordonnance du 2 novembre 1945 ;

Considérant que, contrairement à ce que soutient le syndicat requérant, la circonstance que les avocats seraient soumis à un contrôle de sécurité à l’entrée des zones d’attente ne porte atteinte ni à la dignité de leur profession ni au secret professionnel ; que l’absence de dispositions réglementaires sur ce point n’est pas entachée d’illégalité ;

Considérant, toutefois, que les dispositions précitées de l’ordonnance du 2 novembre 1945 impliquent que, pour permettre l’exercice de leurs droits par les personnes maintenues en zone d’attente et compte tenu notamment des délais dans lesquels les recours contentieux peuvent être formés par elles, l’administration prenne toutes dispositions, de nature notamment réglementaire, pour que l’exercice de ces droits soit effectif et pour que les règles applicables à cet égard dans les zones d’attente soient identiques sur l’ensemble du territoire ; que si, en application de l’article 35 quater de l’ordonnance du 2 novembre 1945, le décret n° 95-507 du 2 mai 1995 détermine les conditions d’accès du délégué du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés ainsi que des associations humanitaires aux zones d’attente, il appartenait également à l’autorité investie du pouvoir réglementaire de prendre des dispositions afin que les avocats et les interprètes puissent, d’une part, accéder aux zones d’attente à tout moment, lorsqu’un étranger en formule la demande en application des dispositions du second alinéa du II de l’article 35 quater précité et, d’autre part, bénéficier de conditions de travail adéquates pour, notamment, être en mesure de s’entretenir de manière confidentielle avec la personne placée en zone d’attente et faire usage des voies de recours qui lui sont ouvertes ; qu’il ressort d’ailleurs des pièces du dossier que le règlement intérieur applicable dans certaines zones d’attente prévoit que les avocats n’ont accès à ces zones qu’à certaines heures ; que, par suite, en refusant de prendre les dispositions nécessaires pour, d’une part, permettre aux avocats et aux interprètes d’accéder à tout moment aux zones d’attente lorsqu’un étranger en formule la demande et, d’autre part, prévoir que, dans chaque zone d’attente, sera installé un local adapté permettant la confidentialité des échanges et équipé notamment d’une ligne téléphonique et d’un télécopieur, l’autorité investie du pouvoir réglementaire a méconnu les exigences résultant de l’ordonnance du 2 novembre 1945 ; que la décision attaquée doit, dans cette seule mesure, être annulée ;

Sur les conclusions à fins d’injonction :

Considérant qu’aux termes de l’article L. 911-1 du code de justice administrative : "Lorsque sa décision implique nécessairement qu’une personne morale de droit public (...) prenne une mesure d’exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d’un délai d’exécution " ; que la présente décision implique nécessairement que l’autorité investie du pouvoir réglementaire prenne les dispositions qu’implique l’annulation partielle de la décision attaquée ; qu’il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, d’assortir cette injonction d’une astreinte ;

Sur les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et de condamner l’Etat, qui est la partie perdante dans la présente instance, à verser au SYNDICAT DES AVOCATS DE FRANCE une somme de 2 500 euros au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;

D E C I D E :

Article 1er : La décision de refus de l’autorité investie du pouvoir réglementaire de prendre les dispositions nécessaires pour, d’une part, permettre aux avocats et aux interprètes d’accéder à tout moment aux zones d’attente lorsqu’un étranger maintenu en formule la demande et, d’autre part, prévoir que, dans chaque zone d’attente, sera installé un local adapté permettant la confidentialité des échanges et équipé notamment d’une ligne téléphonique et d’un télécopieur est annulée.

Article 2 : Il est enjoint à l’autorité investie du pouvoir réglementaire de prendre, dans un délai de deux mois, les mesures mentionnées à l’article 1er.

Article 3 : L’Etat versera une somme de 2 500 euros au SYNDICAT DES AVOCATS DE FRANCE au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête du SYNDICAT DES AVOCATS DE FRANCE est rejeté.

Article 5 : La présente décision sera notifiée au SYNDICAT DES AVOCATS DE FRANCE, au Premier ministre, au ministre de l’intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales et au ministre des affaires étrangères.

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