Si les dispositions des articles 20 et 56 du Code de déontologie médicale interdisent notamment aux médecins de dénigrer ou de critiquer publiquement leurs confrères, ou de le laisser faire en leur nom, elles doivent être interprétées de manière à préserver l’exercice du droit syndical et de la liberté d’expression des membres de l’Ordre, notamment lorsque ceux-ci exercent des mandats syndicaux et dans le cadre d’une campagne électorale où la polémique entre listes concurrentes peut conduire à l’emploi de termes plus vifs que ceux qui seraient normalement tolérés.
CONSEIL D’ETAT
Statuant au contentieux
N° 231209
M. C.
Mme Leroy
Rapporteur
Mme Roul
Commissaire du gouvernement
Séance du 26 mars 2003
Lecture du 28 avril 2003
REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Le Conseil d’Etat statuant au contentieux
(Section du contentieux, 4ème et 6ème sous-section réunies)
Sur le rapport de la 4ème sous-section de la Section du contentieux
Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 12 mars et 10 juillet 2001 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés pour M. Robert C. ; M. C. demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler la décision n° 7363 du 21 décembre 2000 par laquelle la section disciplinaire du Conseil national de l’Ordre des médecins a rejeté sa demande tendant à l’annulation d’une décision n° 2437 du 18 avril 1999 par laquelle la section disciplinaire du conseil régional de l’Ordre des médecins de Provence-Côte d’Azur-Corse, statuant sur la plainte du conseil départemental des Alpes-Maritimes, lui a infligé la sanction de l’interdiction d’exercer la médecine pendant quinze jours, et décidé que cette sanction prendra effet le 22 mai 2001 et cessera de porter effet le 5 juin 2001 à minuit, et que les frais de l’instance s’élevant à 1 155 F seront mis à sa charge ;
2°) de condamner le conseil départemental de l’Ordre des médecins des Alpes-Maritimes à lui verser la somme de 11 000 F au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le décret n° 95-1000 du 6 septembre 1995 portant code de déontologie médicale ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
le rapport de Mme Leroy, Conseiller d’Etat,
les observations de Me Hemery, avocat de M. C. et de la SCP Vier, Barthélemy, avocat du Conseil national de l’Ordre des médecins,
les conclusions de Mme Roul, Commissaire du gouvernement ;
Sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête :
Considérant qu’aux termes de l’article 56 du code de déontologie médicale : "Les médecins doivent entretenir entre eux des rapports de bonne confraternité" ; qu’aux termes du 1er alinéa de l’article 20 : "Le médecin doit veiller à l’usage qui est fait de son nom, de sa qualité ou de ses déclarations" ; que si ces dispositions interdisent notamment aux médecins de dénigrer ou de critiquer publiquement leurs confrères, ou de le laisser faire en leur nom, elles doivent être interprétées de manière à préserver l’exercice du droit syndical et de la liberté d’expression des membres de l’Ordre, notamment lorsque ceux-ci exercent des mandats syndicaux et dans le cadre d’une campagne électorale où la polémique entre listes concurrentes peut conduire à l’emploi de termes plus vifs que ceux qui seraient normalement tolérés ;
Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que dans le cadre de la campagne pour le renouvellement par tiers du conseil départemental de l’Ordre des médecins des Alpes-Maritimes du 22 février 1998, deux tracts ont été diffusés aux médecins électeurs, signés de quatre organisations syndicales de médecins, appelant à voter pour "la liste indépendante" sur laquelle figurait notamment le nom de M. C. ; que pour confirmer la sanction prononcée contre ce dernier, la section disciplinaire du Conseil national de l’Ordre des médecins a jugé que les termes de ces tracts excédaient les limites de la polémique électorale et que M. C. aurait dû, même s’il n’était pas établi qu’il en était l’auteur ou avait participé à leur diffusion, s’en désolidariser ;
Considérant toutefois que les deux tracts incriminés ne contenaient pas d’imputations de faits précis ni de mises en cause personnelles et n’ont pas été diffusés en dehors de la profession ; que, s’ils critiquaient violemment et en termes contestables la gestion du conseil départemental, ces tracts n’ont pas dépassé, dans les circonstances de l’espèce, les limites de la polémique électorale ;
Considérant en outre qu’à la suite du scrutin du 22 février 1998, un article du journal "Nice-Matin" a reproduit des propos de M. C., en sa qualité de président régional du syndicat des médecins indépendants de France, faisant état de ses interrogations quant à la régularité des opérations électorales, ainsi que des extraits d’une lettre du requérant à un avocat dans laquelle il exposait les moyens qu’il entendait développer à l’appui de son recours tendant à l’annulation de ces élections ; que les propos relatés dans cet article n’excédaient pas les limites de la liberté d’expression du titulaire d’un mandat syndical ; que si le nom du président du bureau de vote était mentionné, les propos reproduits n’imputaient pas directement à celui-ci une participation à la fraude alléguée ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la section disciplinaire du Conseil national de l’Ordre des médecins, en estimant que les faits susénoncés avaient le caractère d’une faute de nature à justifier une sanction à l’encontre de M. C., leur a donné une qualification juridique erronée et que sa décision doit par suite être annulée ;
Considérant qu’aux termes de l’article L. 821-2 du code de justice administrative, le Conseil d’Etat, s’il prononce l’annulation d’une décision d’une juridiction administrative statuant en dernier ressort, peut "régler l’affaire au fond si l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie" ; que, dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de régler l’affaire au fond ;
Considérant que, dès lors que ni les deux tracts litigieux ni l’article paru dans "Nice-Matin" ne présentaient un caractère fautif, M. C. ne peut, en tout état de cause, pas être sanctionné pour ne pas s’en être désolidarisé ni en avoir demandé la rectification ; qu’ainsi M. C. est fondé à demander l’annulation de la décision du 18 avril 1999 de la section disciplinaire du conseil régional de l’Ordre des médecins de Provence-Côte d’Azur-Corse lui infligeant la sanction de l’interdiction d’exercer la médecine pendant quinze jours ;
Sur les conclusions tendant à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application de ces dispositions et de condamner le conseil départemental de l’Ordre des médecins des Alpes-Maritimes à payer à M. C. la somme de 1 650 euros qu’il demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;
D E C I D E :
Article 1er : La décision du 21 décembre 2000 de la section disciplinaire du Conseil national de l’Ordre des médecins est annulée.
Article 2 : La décision du 18 avril 1999 de la section disciplinaire du conseil régional Provence-Côte d’Azur-Corse de l’Ordre des médecins infligeant à M. C. la sanction de l’interdiction d’exercer la médecine pendant quinze jours est annulée.
Article 3 : La plainte du conseil départemental de l’Ordre des médecins des Alpes-Maritimes devant le conseil régional est rejetée.
Article 4 : Le conseil départemental de l’Ordre des médecins des Alpes-Maritimes versera à M. C. la somme de 1 650 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. Robert C., au Conseil national de l’Ordre des médecins, au conseil départemental de l’Ordre des médecins des Alpes-Maritimes et au ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées.
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