Conseil d’Etat, référé, 27 mars 2003, n° 254737, Conseil supérieur de l’audiovisuel

Il résulte des dispositions de l’article 21 de la loi du 30 septembre 1986, ainsi que des principes relatifs aux occupations privatives du domaine public, qu’il appartient au CSA, agissant, sous le contrôle du juge administratif, par des décisions unilatérales, distinctes des "conventions" prévues à l’article 28 de la loi du 30 septembre 1986, de délivrer des autorisations d’utilisation des fréquences radioélectriques, de les assortir des obligations appropriées et, le cas échéant, de les modifier.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 254737

CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL

Ordonnance du 27 mars 2003

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LE JUGE DES RÉFÉRÉS

Vu la requête, enregistrée le 4 mars 2003 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentée par le CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL, dont le siège est 39 - 43 quai André Citroen à Paris Cedex 15 (75739) représenté par son président ; le CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL demande au président de la section du contentieux, saisi sur le fondement de l’article 42-10 de la loi du 30 septembre 1986, d’enjoindre à la société T.F.1 d’exécuter la décision n° 2002-279 du 30 avril 2002 sous astreinte de 100 000 euros par jour de retard à l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la notification de l’injonction avec affectation du produit de l’astreinte au fonds de réaménagement du spectre ;

Il expose qu’en prévision de la mise en place de la télévision numérique terrestre il a par décision du 30 avril 2002 attribué à la société T.F.1 quatre fréquences nouvelles se substituant à celles qui lui avaient été précédemment attribuées pour les zones d’Erquy-Langourian, la Baule-Escoublac-Saint-Clair, Coulommiers-Mouroux, Fosses-Marly-la Ville ; qu’il a imparti à la société T.F.1 un délai de 9 mois pour procéder aux réaménagements correspondants ; que ce délai s’est écoulé sans aucun commencement d’exécution de la part de T.F.1 ; que ce refus retarde la réalisation de la télévision numérique ; qu’il y a urgence ;

Vu la décision du CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL n° 2002-279 du 30 avril 2002 ;

Vu le mémoire en défense présenté pour la société T.F.1, enregistré le 13 mars 2003 et tendant d’une part à ce que l’Etat soit condamné à lui verser une somme de 6 000 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

la société T.F.1 soutient que les conditions d’application de l’article 42-10 de la loi du 30 septembre 1986 ne sont pas remplies ; qu’aucun manquement à une obligation qui résulterait pour elle de cette loi n’est établi ; que la loi ne donne pas compétence au CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL pour modifier unilatéralement les fréquences ; que subsidiairement, une éventuelle injonction devrait préciser son objet, comporter un délai au moins égal à deux mois et ne pas être assortie d’une astreinte d’un montant aussi élevé que celui demandé ;

Vu, enregistré le 17 mars 2003, le mémoire présenté par le ministre de la culture et de la communication qui tend aux mêmes fins que la requête du CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL ;

Vu, enregistré le 19 mars 2003, le mémoire en réplique présenté par le CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL qui conclut aux mêmes fins que sa requête ; le CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL fait valoir que les réaménagements de fréquences ne relèvent pas du domaine de la convention prévue à l’article 28 de la loi du 30 septembre 1986 mais sont décidés par le CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL sur le fondement des articles 22 et 25 de la même loi ; qu’il n’y a pas de modification substantielle des conditions d’usage de la ressource radio-électrique dont le régime est celui du domaine public ; que l’article 42-10 de la loi du 30 septembre 1986 permet au CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL d’obtenir l’application des décisions qu’il prend pour l’exécution des ses missions ; que les réaménagements et changements de fréquences demandés à T.F.1 doivent se traduire par la cessation de l’émission sur la fréquence ancienne et, sans rupture de réception du service, par le début d’émission sur la nouvelle fréquence ; que le délai d’un mois devant accompagner l’injonction sollicitée est suffisant ; que le montant demandé de l’astreinte est conçu pour avoir un effet incitatif ;

Vu, enregistré le 25 mars 2003, le mémoire complémentaire présenté par la société T.F.1 ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 modifiée relative à la liberté de communication ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir convoqué à une audience publique, d’une part le CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL, d’autre part, la société T.F.1 ;

Vu le procès verbal de l’audience publique du 26 mars 2003 à 9H00 au cours de laquelle ont été entendus :
- les représentants du CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL ;
- Me Briard, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de Cassation, avocat de la société T.F.1 ;
- les représentants de T.F.1 ;

Considérant que la présente demande du CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL - à laquelle le ministre de la Culture et de la Communication s’est associé - doit être replacée dans le contexte du projet de déploiement de la télévision numérique terrestre, pour la réalisation duquel le législateur a complété et modifié la loi du 30 septembre 1986 en adoptant, d’abord la loi n° 2000-719 du 1er août 2000, puis l’article 70 de la loi de finances rectificative du 30 décembre 2002 ;

Considérant, plus précisément, que certaines des fréquences radioélectriques qui seront affectées au déploiement ainsi prévu de la télévision numérique terrestre étant utilisées pour une diffusion en mode analogique, il y a lieu de prévoir leur réaménagement, les éditeurs de services en mode analogique qui les utilisent actuellement s’en voyant attribuer d’autres, propres à permettre une réception de qualité équivalente ; qu’avant d’engager ce programme de réaménagement, qui doit porter sur environ 1 500 fréquences, le CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL a décidé de procéder à une expérimentation sur 17 fréquences ; que dans le cadre de cette expérimentation, par une série de décisions du 30 avril 2002, dont chacune avait pour destinataire l’un des éditeurs de services en mode analogique, il a prévu la substitution d’une fréquence nouvelle à chacune des fréquences précédemment attribuées ; que par chacune de ces décisions il a imparti à son destinataire un délai d’exécution de 9 mois ; que si la Société Nationale de programme France 2, la Société Nationale de programme France 3, la Société Nationale de programme La 5ème et la Chaîne Culturelle Européenne ont, avant l’expiration de ce délai, exécuté la décision du 30 avril 2002 les concernant, il n’en va pas de même de la société T.F.1 ; que c’est dans ces conditions que le CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL demande, selon la procédure prévue à l’article 42-10 de la loi du 30 septembre 1986 qu’il soit ordonné à la société T.F.1 d’exécuter la décision du 30 avril 2002 ;

Considérant qu’aux termes de l’article 42-10 de la loi du 30 septembre 1986, dans sa rédaction issue de la loi du 17 janvier 1989 : "En cas de manquement aux obligations résultant des dispositions de la présente loi et pour l’exécution des missions du Conseil supérieur de l’audiovisuel, son président peut demander en justice qu’il soit ordonné à la personne qui en est responsable de se conformer à ces dispositions, de mettre fin à l’irrégularité ou d’en supprimer les effets. / La demande est portée devant le président de la section du contentieux du Conseil d’Etat qui statue en référé et dont la décision est immédiatement exécutoire. Il peut prendre, même d’office, toute mesure conservatoire et prononcer une astreinte pour l’exécution de son ordonnance. / Toute personne qui y a intérêt peut intervenir à l’action introduite par le président du Conseil supérieur de l’audiovisuel." ;

Sur l’exception invoquée en défense et tirée de ce que les conditions d’application de l’article 42-10 ne seraient pas remplies :

Considérant qu’aux termes de l’article 21 de la loi du 30 septembre 1986 : "Le Premier ministre définit, après avis du Conseil supérieur de l’audiovisuel [...] les bandes de fréquences ou les fréquences de radiodiffusion dont l’attribution ou l’assignation sont confiées au conseil" ; qu’aux termes des deux premiers alinéas de l’article 22 : "L’utilisation, par les titulaires d’autorisation, de fréquences radioélectriques disponibles sur le territoire de la République constitue un mode d’occupation privatif du domaine public de l’Etat. / Le Conseil supérieur de l’audiovisuel autorise, dans le respect des traités et accords internationaux signés par la France, l’usage des bandes de fréquences ou des fréquences attribuées ou assignées à des usages de radiodiffusion" ; qu’aux termes des deux derniers alinéas de l’article 25 : "Le conseil peut soumettre l’utilisateur d’un site d’émission à des obligations particulières, en fonction notamment de la rareté des sites d’émission dans une région. Il peut, en particulier, imposer le regroupement de plusieurs utilisateurs sur un même site. / Il détermine le délai maximum dans lequel le titulaire de l’autorisation doit commencer de manière effective à utiliser la ressource radioélectrique dans les conditions prévues par l’autorisation" ;

Considérant qu’il résulte de ces dispositions, ainsi que des principes relatifs aux occupations privatives du domaine public, qu’il appartient au CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL, agissant, sous le contrôle du juge administratif, par des décisions unilatérales, distinctes des "conventions" prévues à l’article 28 de la loi du 30 septembre 1986, de délivrer des autorisations d’utilisation des fréquences radioélectriques, de les assortir des obligations appropriées et, le cas échéant, de les modifier ; qu’il lui appartient également de veiller à l’application de ces décisions et, en présence de manquements, de demander qu’il soit procédé comme il est dit à l’article 42-10 précité de la même loi ;

Sur l’injonction sollicitée par le CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL :

Quant au principe d’une injonction :

Considérant qu’il est constant que la société T.F.1 n’a donné aucun commencement d’exécution à la décision n° 2002-279 du 30 avril 2002 qui impliquait qu’avant l’expiration du délai de neuf mois qu’elle prévoyait, cette société ait cessé d’émettre sur les fréquences anciennes et, sans interruption de l’exécution du service, commencé à émettre sur les nouvelles fréquences ;

Considérant que si ce "basculement" d’une fréquence à une autre suppose que certains travaux, pour lesquels les éditeurs de services pourraient ne pas disposer des moyens humains et techniques appropriés, soient préalablement exécutés sur les sites en cause, cette nécessité d’une intervention extérieure ne peut être utilement invoquée pour éluder ou contester le principe ni la portée de l’obligation incombant à la société ; qu’il y a lieu à cet égard de relever que ces travaux - qui dans la phase actuelle d’expérimentation sont préfinancés par l’Etat - peuvent, sur demande, être assurés par la société TDF ou en liaison avec elle ; que TDF est ainsi intervenue pour les réaménagements intéressant la Société Nationale de programme France 2, la Société Nationale de programme France 3, la Société Nationale de programme La 5ème et la Chaîne Culturelle Européenne, dans les conditions prévues par une convention conclue, en liaison avec le CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL, avec l’agence nationale des fréquences ; que TDF ne pouvant toutefois intervenir sans que T.F.1 en ait exprimé la demande, c’est bien à l’attitude dilatoire de celle-ci qu’est imputable l’inexécution de la décision n° 2002-279 du 30 avril 2002 ;

Considérant que le manquement par T.F.1 aux obligations qui résultaient pour elle de cette décision prise conformément aux dispositions de la loi du 30 septembre 1986 et pour leur application étant ainsi établi, et ce manquement compromettant la bonne exécution des missions du CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL, il y a lieu d’enjoindre à la société T.F.1 de se conformer à la décision du 20 avril 2002 ;

Quant aux modalités de l’injonction :

Considérant, en premier lieu, qu’eu égard à l’ensemble des données de l’espèce il y a lieu d’assortir l’injonction d’un délai présentant le même caractère impératif ; qu’au vu des conditions dans lesquelles l’exécution concrète des décisions du 30 avril 2002 a été menée à bien pour ceux des éditeurs de services qui s’y sont conformés, un délai d’un mois apparaît largement suffisant ; qu’au demeurant, si des difficultés indépendantes de la volonté de la société T.F.1 faisaient obstacle au respect de ce délai, elles pourraient être prises en compte - à condition d’être clairement établies par cette société - lors de l’éventuelle liquidation de l’astreinte ;

Considérant, en second lieu, que pour assurer l’exécution de la présente injonction il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de prévoir que l’inobservation de ce délai donnerait lieu à une astreinte pour tout jour de retard ; que le montant de cette astreinte, calculé à partir des résultats comptables de l’entreprise, doit tenir compte, notamment, de ce que l’inexécution par T.F.1 de la décision du 30 avril 2002 a fait et continue de faire obstacle au réaménagement des sites communs à cette société et à un ou plusieurs des éditeurs de services qui, au contraire, ont exécuté dans les délais prescrits la décision du 30 avril 2002 les concernant, et de ce qu’en retardant ainsi l’achèvement de l’expérimentation elle est de nature à compromettre le calendrier prévu par les pouvoirs publics pour le déploiement de la télévision numérique terrestre ; que si le montant de 100 000 euros par jour de retard proposé par le CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL et équivalant approximativement au quart du bénéfice journalier de T.F.1 paraît trop élevé, il y a lieu toutefois de fixer ce montant à 30 000 euros par jour de retard ;

Sur les conclusions de la société TF1 tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant que ces dispositions font obstacle à ce que l’Etat qui n’est pas dans la présente instance la partie perdante soit condamné à payer à la société T.F.1 la somme de 6 000 euros qu’elle demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;

O R D O N N E :

Article 1er : Il est enjoint à la société T.F.1 de se conformer à la décision n° 2002-279 du 30 avril 2002 et de prendre toutes dispositions pour avoir, dans un délai d’un mois à compter de la notification de la présente ordonnance, d’une part cessé d’émettre sur les fréquences pour lesquelles cette décision a mis fin à l’autorisation d’exploitation, d’autre part, sans interruption du service, commencé à émettre sur les fréquences nouvelles attribuées par cette décision.

Article 2 : Tout dépassement du délai prescrit à l’article 1er donnera lieu à une astreinte de 30 000 euros par jour de retard.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête du CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL est rejeté.

Article 4 : Les conclusions présentées par la société T.F.1 et relatives à l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 5 : La présente ordonnance sera notifiée à la société T.F.1, au Président du CONSEIL SUPERIEUR DE L’AUDIOVISUEL, au Premier ministre et au ministre de la culture et de la communication.

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Adresse originale : http://www.rajf.org/spip.php?article1600