Conseil d’Etat, référé, 16 août 2002, n° 249552, Mme F. et Mme F., épouse G.

Le droit pour le patient majeur de donner, lorsqu’il se trouve en état de l’exprimer, son consentement à un traitement médical revêt le caractère d’une liberté fondamentale. Toutefois les médecins ne portent pas à cette liberté fondamentale, telle qu’elle est protégée par les dispositions de l’article 16-­3 du code civil et par celles de l’article L. 1111‑4 du code de la santé publique, une atteinte grave et manifestement illégale lorsqu’après avoir tout mis en œuvre pour convaincre un patient d’accepter les soins indispensables, ils accomplissent, dans le but de tenter de le sauver, un acte indispensable à sa survie et proportionné à son état. Le recours, dans de telles conditions, à un acte de cette nature n’est pas non plus manifestement incompatible avec les exigences qui découlent de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et notamment de son article 9.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 249552

Mme F. et Mme F. épouse G.

Ordonnance du 16 août 2002

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LE JUGE DES REFERES

Vu la requête, enregistrée au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat le 13 août 2002, présentée pour Mme F. et pour Mme F., épouse G. ; Mme F. et Mme F., épouse G. demandent au juge des référés du Conseil d’Etat :

1° d’annuler l’article 2 de l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Lyon en date du 9 août 2002 en tant que cet article indique que l’injonction adressée au centre hospitalier universitaire de Saint-Etienne cessera de s’appliquer si Mme F. vient à se trouver dans une situation extrême mettant en jeu un pronostic vital ;

2° d’ordonner au centre hospitalier universitaire de Saint-Etienne de ne procéder en aucun cas à l’administration forcée d’une transfusion sanguine sur Mme F. contre son gré et à son insu ;

Mme F. et Mme F., épouse G. soutiennent que, compte tenu de l’état de santé de Mme F. et du risque qu’une nouvelle perfusion soit pratiquée, il y a urgence à prononcer l’injonction sollicitée ; qu’ainsi que l’a constaté le juge des référés du tribunal administratif, le droit pour le patient d’accepter ou de refuser un traitement a le caractère d’une liberté fondamentale ; qu’en revanche c’est à tort que ce même juge a estimé qu’il était possible, en cas de risque vital, d’intervenir contre le consentement du patient ; que tant les principes généraux qui découlent de l’inviolabilité du corps humain que les dispositions introduites dans le code de la santé publique par la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé exigent au contraire ce consentement, dès lors que, comme en l’espèce, le patient est en mesure de l’exprimer ; que le juge des référés ne pouvait donc, sans méconnaître la loi du 4 mars 2002, assortir son injonction d’une réserve, au demeurant incompatible avec la nature même d’une injonction ; que la liberté de conscience consacrée par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales impose également de respecter la volonté du patient ;

Vu l’ordonnance attaquée ;

Vu, enregistré le 14 août 2002, le nouveau mémoire présenté pour Mme F. et Mme F., épouse G. ; il tend aux mêmes fins que la requête, par les mêmes moyens ;

Vu, transmis par télécopie le 14 août 2002, le mémoire en défense, présenté pour le centre hospitalier universitaire de Saint-Etienne ; il tend au rejet de la requête ; le centre hospitalier universitaire soutient que, compte tenu de l’amélioration de l’état de santé de Mme F., la condition d’urgence n’est pas remplie ; que le comportement de l’administration hospitalière ne révèle, à la date à laquelle le juge des référés du Conseil d’Etat est appelé à se prononcer, aucune atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ; qu’une transfusion nécessaire à la survie du patient ne peut en aucun constituer une atteinte grave à une liberté fondamentale ; qu’il résulte de la jurisprudence du Conseil d’Etat, que la loi du 4 mars 2002 ne contredit pas, qu’en cas de risque vital, les médecins peuvent, sans commettre de faute, et donc sans illégalité manifeste, pratiquer les actes indispensables à la survie du patient, même sans le consentement de l’intéressé ;

Vu, transmises par télécopie le 14 août 2002, les observations présentées par le ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées ; le ministre indique qu’il n’a pas à prendre position dans un litige opposant un patient à un établissement public hospitalier, qui dispose de la personnalité juridique ; il ajoute que la loi du 4 mars 2002 s’inscrit dans une évolution qui tend à mieux protéger les droits du patient ;

Vu, transmis par télécopie le 16 août 2002, le mémoire en réplique présenté pour Mme F. et Mme F., épouse G. ; elles tendent aux mêmes fins que la requête, par les mêmes moyens ; les requérantes soutiennent en outre que l’urgence résulte du comportement même du centre hospitalier ; que les convictions religieuses de Mme F., qui doivent être respectées, lui interdisent d’accepter une transfusion sanguine ; qu’il appartient au juge des référés, dont la mission est tout autre que celle du juge du fond appréciant ensuite les responsabilités encourues, de prendre toutes les mesures nécessaires pour que l’administration ne porte pas atteinte à la liberté fondamentale qui est ainsi en cause ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Vu le code civil ;

Vu le code de la santé publique, et notamment son article L. 1111‑4, dans la rédaction que lui a donnée la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir convoqué à une audience publique, d’une part, Mme F. et Mme F., épouse G., et d’autre part, le centre hospitalier universitaire de Saint‑Etienne et le ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées,

Vu le procès verbal de l’audience publique du 16 août 2002 à 11 heures 30 à laquelle ont été entendus :
- Me Blondel, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de Mmes F. et F., épouse G.,
- Me Bouzidi, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat du centre hospitalier universitaire de Saint‑Etienne,
- le représentant du ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées,

Considérant qu’aux termes de l’article L. 521‑2 du code de justice administrative : "Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale" ;

Considérant qu’il résulte de l’instruction que Mme F., hospitalisée le 28 juillet 2002 au service des soins intensifs post-opératoires du centre hospitalier de Saint-Etienne, a fait savoir oralement puis confirmé par écrit qu’en raison des convictions qui sont les siennes comme Témoin de Jéhovah, elle refusait, quelles que soient les circonstances, l’administration de tout produit sanguin ; que les médecins du centre hospitalier, estimant que le recours à une transfusion sanguine s’imposait pour sauvegarder la vie de la patiente, dont l’état évoluait dans des conditions qui présentaient un risque vital à court terme, ont néanmoins pratiqué un tel acte le 5 août 2002 ; que Mme F. et sa sœur ont alors saisi, le 7 août 2002, le juge des référés du tribunal administratif de Lyon en lui demandant, sur le fondement des dispositions de l’article L. 521‑2 du code de justice administrative, d’enjoindre au centre hospitalier de ne procéder en aucun cas à l’administration forcée d’une transfusion sanguine sur la personne de l’intéressée ; que, par son ordonnance du 9 août 2002, le juge des référés a enjoint au centre hospitalier de s’abstenir de procéder à des transfusions sanguines sur la personne de Mme F. ; qu’il a toutefois précisé que cette injonction cesserait de s’appliquer si la patiente "venait à se trouver dans une situation extrême mettant en jeu un pronostic vital" ; que les requérantes font appel de cette ordonnance en tant qu’elle comporte une telle réserve ;

Considérant que l’article 16‑3 du code civil dispose : "Il ne peut être porté atteint à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité thérapeutique pour la personne./ Le consentement de l’intéressé doit être recueilli préalablement hors le cas où son état rend nécessaire une intervention thérapeutique à laquelle il n’est pas à même de consentir" ; qu’aux termes de l’article L. 1111‑4 du code de la santé publique, dans la rédaction que lui a donnée la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé : "Toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé./ Le médecin doit respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de son choix. Si la volonté de la personne de refuser ou d’interrompre un traitement met sa vie en danger, le médecin doit tout mettre en œuvre pour la convaincre d’accepter les soins indispensables./ Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment" ;

Considérant que le droit pour le patient majeur de donner, lorsqu’il se trouve en état de l’exprimer, son consentement à un traitement médical revêt le caractère d’une liberté fondamentale ; que toutefois les médecins ne portent pas à cette liberté fondamentale, telle qu’elle est protégée par les dispositions de l’article 16-­3 du code civil et par celles de l’article L. 1111‑4 du code de la santé publique, une atteinte grave et manifestement illégale lorsqu’après avoir tout mis en œuvre pour convaincre un patient d’accepter les soins indispensables, ils accomplissent, dans le but de tenter de le sauver, un acte indispensable à sa survie et proportionné à son état ; que le recours, dans de telles conditions, à un acte de cette nature n’est pas non plus manifestement incompatible avec les exigences qui découlent de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et notamment de son article 9 ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que Mme F. et Mme F., épouse G. ne sont pas fondées à soutenir que c’est à tort que, par l’ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Lyon, à qui il appartenait, contrairement à ce que soutiennent les requérantes, de déterminer les limites de l’injonction qu’il formulait, a décidé que l’injonction qu’il adressait au centre hospitalier universitaire de Saint‑Etienne de s’abstenir de procéder à des transfusions sanguines sur la personne de Mme F. cesserait de s’appliquer si l’intéressée venait à se trouver dans une situation extrême mettant en jeu un pronostic vital ; qu’il y a lieu toutefois d’ajouter à la réserve mentionnée par le juge des référés qu’il incombe au préalable aux médecins du centre hospitalier d’une part de tout mettre en œuvre pour convaincre la patiente d’accepter les soins indispensables, d’autre part de s’assurer que le recours à une transfusion soit un acte indispensable à la survie de l’intéressée et proportionné à son état ;

O R D O N N E :

Article 1er : Avant de recourir, le cas échéant, à une transfusion dans les conditions indiquées à l’article 2 de l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Lyon en date du 9 août 2002, il incombe aux médecins du centre hospitalier universitaire de Saint-Etienne d’une part d’avoir tout mis en œuvre pour convaincre la patiente d’accepter les soins indispensables, d’autre part de s’assurer qu’un tel acte soit proportionné et indispensable à la survie de l’intéressée.

Article 2 : L’article 2 de l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Lyon en date du 9 août 2002 est réformé dans le sens indiqué à l’article 1er de la présente décision.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de Mme F. et de Mme F., épouse G. est rejeté.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme F., à Mme F., épouse G., au centre hospitalier universitaire de Saint-Etienne et au ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées.

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Adresse originale : http://www.rajf.org/spip.php?article1192