Les engagements internationaux souscrits ne sauraient contenir des clauses contraires aux dispositions de la Constitution, mettant en cause les droits et libertés constitutionnellement garantis ou portant atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale.
CONSEIL D’ETAT
Section de l’intérieur
N° 365518
Séance du 1er février 2001
Le Conseil d’Etat saisi par le Premier ministre d’une demande d’avis portant sur la compatibilité avec la Constitution des dispositifs envisagés, dans le cadre de l’adoption d’une proposition de règlement du Conseil de l’Union européenne sur le brevet communautaire, pour le règlement des litiges afférents à la validité, à la contrefaçon et à l’utilisation, antérieure à sa délivrance, de ce brevet, et, plus particulièrement, sur le point de savoir si le règlement de ces litiges peut être attribué à une juridiction communautaire ou à une juridiction nationale dont les décisions sont susceptibles de recours devant une juridiction communautaire ;
Vu la Constitution du 4 octobre 1958 ;
Vu le traité instituant la Communauté européenne ;
Vu la convention de Munich du 5 octobre 1973 sur la délivrance de brevets européens, modifiée ;
Vu la proposition de règlement du Conseil de l’Union européenne sur le brevet communautaire ;
Est d’avis de répondre aux questions posées dans le sens des observations suivantes :
1. La proposition de règlement de Conseil de l’Union européenne sur le brevet communautaire, faite sur la base de l’article 308 du traité instituant la Communauté européenne, prévoit d’instituer un nouveau titre de propriété intellectuelle, le « brevet communautaire », assurant une protection uniforme des inventions dans l’ensemble de la Communauté européenne et obéissant aux règles communes fixées par le règlement ainsi qu’aux principes généraux du droit communautaire, à l’exception des règles concernant la responsabilité pénale et la concurrence déloyale. Le brevet communautaire sera délivré par l’Office européen des brevets, créé par la Convention de Munich, susvisée, qui devrait être modifiée en vue de permettre à la Communauté européenne d’y adhérer.
2. Il est envisagé de confier le règlement des litiges relatifs à la validité, à la contrefaçon et à l’utilisation, antérieure à sa délivrance, de ce brevet :
a) soit à une juridiction communautaire nouvelle, créée à cet effet, dénommée « tribunal communautaire de propriété intellectuelle », dont les décisions de la « chambre de première instance » pourront faire l’objet d ’un recours devant une « chambre des recours » (proposition de la Commission des Communautés européennes) ;
b) soit à une « chambre juridictionnelle adjointe » au Tribunal de première instance des Communautés européennes, créée à cet effet et spécialisée notamment dans les questions de brevet communautaire, dont les décisions pourront faire l’objet d’ un recours devant ce Tribunal ;
c) soit à des « chambres communautaires » spécialisées, implantées dans chacun des Etats membres et composées de magistrats de l’Etat membre concerné, dont les décisions pourront faire l’objet d’un recours devant une juridiction communautaire, telle que le Tribunal de première instance des Communautés européennes.
d) soit à des juridictions nationales désignées à cet effet par les Etats membres dénommées « tribunaux du brevet communautaire », dont les décisions pourront faire l’objet d’un recours devant une juridiction communautaire, telle que le Tribunal de première instance des Communautés européennes.
Il est envisagé que le Conseil de l’Union européenne recommande l’adoption des dispositions nécessaires à cet effet par les Etats membres, conformément à leurs règles constitutionnelles respectives.
3. Il résulte de l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, des quatorzième et quinzième alinéas du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, des articles 3, 53 et 88-1 de la Constitution que le respect de la souveraineté nationale ne fait pas obstacle à ce que, sur le fondement des dispositions susmentionnées du Préambule de la Constitution de 1946, la France puisse conclure, sous réserve de réciprocité, des engagements internationaux en vue de participer à la création ou au développement d’une organisation internationale permanente, dotée de la personnalité juridique et investie de pouvoirs de décision, notamment juridictionnels, par l’effet de transferts de compétences consentis par les Etats membres.
Toutefois, les engagements internationaux souscrits à cette fin ne sauraient contenir des clauses contraires aux dispositions de la Constitution, mettant en cause les droits et libertés constitutionnellement garantis ou portant atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale.
4. Il résulte de ce qui a été dit ci-dessus que le brevet communautaire sera un titre de propriété intellectuelle délivré par un organisme international lié à la Communauté européenne par une convention internationale, conformément aux stipulations de cette convention et aux dispositions d’un règlement pris en application du traité instituant la Communauté européenne, dont les effets s’étendront au territoire de tous les Etats membres de celle-ci.
Dans ces conditions, ni l’attribution à une juridiction communautaire de la compétence pour connaître des litiges relatifs à la validité d’un tel brevet, qui entre, par nature, dans les pouvoirs d’une telle juridiction, ni, eu égard aux liens étroits qui existent, dans cette matière, entre les questions relatives à la validité du brevet et celles relatives à son application, l’attribution à une telle juridiction du pouvoir, limité, de connaître des litiges relatifs à l’application de ce brevet, ne saurait être regardée comme contraire à une disposition de la Constitution, comme mettant en cause les droits et libertés constitutionnellement garantis, ou comme portant atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale.
Il suit de là que l’attribution de la compétence pour connaître des litiges relatifs à la validité, à la contrefaçon ou à l’utilisation, antérieure à sa délivrance, du brevet communautaire, à des juridictions communautaires, existantes ou à créer, ou à des chambres communautaires implantées sur le territoire national et composées de magistrats nationaux, qui ne constituent qu’une modalité d’organisation de ces juridictions, n’est contraire à aucune disposition de la Constitution, ni à aucun principe de valeur constitutionnelle.
5. En revanche, l’attribution d’une telle compétence à des juridictions nationales statuant, selon le droit national, « au nom du peuple français », et exerçant, de ce fait, des fonctions inséparables de la souveraineté nationale, ainsi que l’a retenu le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 98-399 DC du 5 mai 1998, porterait atteinte aux conditions essentielles de la souveraineté nationale si les décisions de ces juridictions pouvaient faire l’objet d’un recours devant une juridiction autre que nationale, et, en particulier, une juridiction communautaire.
6. Toutefois, la Constitution ne s’oppose pas à ce que des juridictions nationales se voient reconnaître, indépendamment des compétences qui leur sont conférées par le droit national, le pouvoir de statuer, en qualité de juridictions communautaires, sur les litiges relatifs à la validité, à la contrefaçon et à l’utilisation, antérieure à sa délivrance, du brevet communautaire, dès lors que les dispositions, notamment statutaires et de procédure, qui leur seraient applicables en qualité de juridictions communautaires ne portent atteinte ni à l’autonomie qui doit leur être garantie en tant que juridictions nationales, ni aux règles et principes de valeur constitutionnelle qui leur sont applicables en cette qualité, tels que le principe d’indépendance garanti par l’article 64 de la Constitution et par l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, modifiée, portant loi organique relative au statut de la magistrature .
_________________
Adresse originale : http://www.rajf.org/spip.php?article1033