Conseil d’Etat, Assemblée, 11 juillet 2001, n° 219312, Ministre de la Défense c/ M. Préaud

ni la volonté d’éviter que les personnels militaires affectés à l’étranger conservent le bénéfice des avantages en cause pendant la période transitoire précédant la publication du décret du 2 décembre 1994, ni l’objectif d’éviter que des discriminations puissent naître de ce fait entre fonctionnaires civils et militaires de l’Etat ou entre les militaires ayant introduit un recours et ceux ne l’ayant pas fait, ni le souci de prévenir les conséquences financières de la décision précitée du Conseil d’Etat, ne constituent des motifs d’intérêt général de nature à justifier l’atteinte que la privation rétroactive des primes de qualification et de service que le requérant devait légalement percevoir pendant ses séjours à l’étranger porte aux biens de ce dernier

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 219312

MINISTRE DE LA DEFENSE
C/ Préaud

M. Lenica, Rapporteur

Mme Bergeal, Commissaire du gouvernement

Lecture du 11 juillet 2001

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu le recours, enregistré le 24 mars 2000 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présenté par le MINISTRE DE LA DEFENSE ; le MINISTRE DE LA DEFENSE demande au Conseil d’Etat d’annuler l’arrêt en date du 30 décembre 1999 par lequel la cour administrative d’appel de Nantes a confirmé le jugement en date du 23 février 1998 par lequel le tribunal administratif de Nantes a 1°) annulé la décision du 18 octobre 1993 par laquelle le MINISTRE DE LA DEFENSE a refusé de verser à M. Préaud le montant des primes de qualification et de service que celui-ci réclamait au titre de ses services à l’étranger et condamné l’Etat à verser à ce dernier, dans la limite de 51 000 F, les montants acquis par celui-ci et échus postérieurement au 1er janvier 1989, majorés des intérêts au taux légal à compter du 15 novembre 1993 ; 2°) renvoyé ce dernier devant l’administration pour liquidation et mandatement des sommes en question ; 3°) condamné l’Etat à verser à M. Préaud une somme de 5 000 F au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensemble le premier protocole additionnel à cette convention ;

Vu la loi n° 72-662 du 13 juillet 1972 modifiée portant statut général des militaires ;

Vu la loi n° 94-1163 du 29 décembre 1994 portant loi de finances rectificative pour 1994 ;

Vu le décret n° 67-290 du 28 mars 1967 ;

Vu le décret n° 68-349 du 19 avril 1968 ;

Vu le décret n° 76-1191 du 23 décembre 1976 ;

Vu le décret n° 94-1052 du 2 décembre 1994 ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Lenica, Auditeur,
- les observations de la SCP Boré, Xavier et Boré, avocat de M. Préaud,
- les conclusions de Mme Bergeal, Commissaire du gouvernement ;

Considérant que le MINISTRE DE LA DEFENSE demande l’annulation de l’arrêt du 30 décembre 1999 par lequel la cour administrative d’appel de Nantes a confirmé le jugement en date du 23 février 1998 par lequel le tribunal administratif de Nantes a annulé la décision du 18 octobre 1993 du MINISTRE DE LA DEFENSE refusant de verser à M. Jacques Préaud, sous-officier de l’armée de terre, le montant des primes de qualification et de service que celui-ci réclamait au titre de différents services à l’étranger, condamné l’Etat à verser à M. Préaud, dans la limite de 51 000 F, les montants acquis par celui-ci et échus postérieurement au 1er janvier 1989, majorés des intérêts au taux légal à compter du 15 novembre 1993, renvoyé M. Préaud devant l’administration pour liquidation et mandatement des sommes en question et enfin condamné l’Etat à verser à M. Préaud une somme de 5 000 F au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;

Sur le moyen tiré de l’inapplicabilité du paragraphe 1 de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales au présent litige :

Considérant que les stipulations du paragraphe 1 de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui sont relatives aux "droits et obligations de caractère civil" ne s’appliquent pas aux personnes, qui, comme c’est le cas pour les militaires, participent, par leurs fonctions, à l’exercice de la puissance publique et à la sauvegarde des intérêts généraux de l’Etat ; qu’ainsi la cour administrative d’appel de Nantes a entaché son arrêt d’une erreur de droit en estimant que le litige dont elle était saisie entrait dans le champ d’application du paragraphe 1 de l’article 6 précité et en fondant son arrêt sur la méconnaissance de ces stipulations ; que, par suite, et sans qu’il soit besoin d’examiner l’autre moyen de son recours, le MINISTRE DE LA DEFENSE est fondé à demander l’annulation de l’arrêt attaqué ;

Considérant qu’aux termes de l’article L 821-2 du code de justice administrative, le Conseil d’Etat, s’il prononce l’annulation d’une décision statuant en dernier ressort, peut "régler l’affaire au fond si l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie" ; que, dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de régler l’affaire au fond ;

Sur la régularité du jugement attaqué :

Considérant qu’il ressort des mémoires échangés devant le tribunal administratif que M. Préaud a formulé, avant l’expiration du délai de recours contentieux, des moyens de légalité interne à l’appui de ses conclusions tendant à l’annulation pour excès de pouvoir de la décision par laquelle le MINISTRE DE LA DEFENSE a refusé de lui servir les primes de qualification et de service dont il réclamait le versement au titre de ses séjours à l’étranger ; qu’ainsi, les moyens tirés de l’incompatibilité de l’article 47-I de la loi de finances rectificative pour 1994 avec les stipulations des articles 6 et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ainsi qu’avec l’article 1er du premier protocole additionnel à cette convention, qui relèvent de cette même cause juridique, n’ont pas été présentés tardivement, même s’ils l’ont été après expiration du délai de recours contentieux ; que le tribunal administratif n’a, en conséquence, pas commis d’irrégularité en examinant ces moyens ;

Sur le droit à l’attribution de la prime de service et de la prime de qualification :

Considérant qu’aux termes des dispositions de l’article 47-I de la loi du 29 décembre 1994 : "La rémunération des personnels militaires en service à l’étranger ne comprend pas les primes de qualification instituées par le décret n° 68-657 du 10 juillet 1968 relatif aux primes de qualification de certains personnels militaires, ni l’indemnité spéciale de sécurité aérienne instituée par le décret n° 69-448 du 20 mai 1969 portant création d’une indemnité spéciale de sécurité aérienne, ni l’allocation exceptionnelle aux militaires à solde spéciale progressive effectuant une période d’exercice militaire instituée par le décret n° 76-266 du 15 mars 1976 ( ), ni la prime de service et la prime de qualification instituées par le décret n° 76-1191 du 23 décembre 1976 portant création d’une prime de service et d’une prime de qualification en faveur des sous-officiers. Ces dispositions ont un caractère interprétatif, sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée" ;

Considérant qu’aux termes de l’article 1 du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : "Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international" ;

Considérant que les primes de qualification et de service que perçoivent les militaires constituent des créances qui doivent être regardées comme des biens au sens des stipulations de l’article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; que les dispositions de l’article 47-I de la loi du 29 décembre 1994 précitées ont été adoptées après que le Conseil d’Etat statuant au contentieux a, par une décision du 15 janvier 1992, jugé que les personnels militaires servant à l’étranger y conservaient le bénéfice de l’ensemble des accessoires permanents de la solde et après que le décret du 2 décembre 1994 avait modifié celui du 23 décembre 1976 en faisant obstacle à ce que les sous-officiers en service à l’étranger puissent désormais prétendre au versement desdites primes ; que ces dispositions, qui sont entrées en vigueur après que M. Préaud avait saisi le tribunal administratif de Nantes du litige l’opposant à l’Etat, ont eu pour effet de le priver rétroactivement du droit à l’attribution desdites primes ; que ni la volonté d’éviter que les personnels militaires affectés à l’étranger conservent le bénéfice des avantages en cause pendant la période transitoire précédant la publication du décret du 2 décembre 1994, ni l’objectif d’éviter que des discriminations puissent naître de ce fait entre fonctionnaires civils et militaires de l’Etat ou entre les militaires ayant introduit un recours et ceux ne l’ayant pas fait, ni le souci de prévenir les conséquences financières de la décision précitée du Conseil d’Etat, ne constituent des motifs d’intérêt général de nature à justifier l’atteinte que la privation rétroactive des primes de qualification et de service que M. Préaud devait légalement percevoir pendant ses séjours à l’étranger porte aux biens de ce dernier ; que, dès lors, le MINISTRE DE LA DEFENSE n’est pas fondé à soutenir que le tribunal administratif aurait commis une erreur de droit en estimant que les dispositions de l’article 47-I sont incompatibles avec les stipulations de l’article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; Considérant qu’il résulte de ce qui précède que le MINISTRE DE LA DEFENSE n’est pas fondé à demander l’annulation du jugement attaqué ; Sur les conclusions de M Préaud tendant au remboursement des frais exposés par lui et non compris dans les dépens :

Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de condamner l’Etat à verser à M. Préaud la somme de 10 000 F que celui-ci demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;

D E C I D E :

Article 1er : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes en date du 30 décembre 1999 est annulé.

Article 2 : Le recours du MINISTRE DE LA DEFENSE devant la cour administrative d’appel de Nantes est rejeté.

Article 3 : L’Etat est condamné à verser à M. Préaud la somme de 10 000 F que celui-ci demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à M Jacques Préaud et au ministre de la défense.

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