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Conclusions sous Conseil d’Etat, Assemblée, 27 octobre 2000, n° 196046, Mme Marie-Françoise DESVIGNE

Par Alain SEBAN
Maître des Requêtes au Conseil d’Etat

La question des compétences respectives de la Cour des comptes et du ministre des finances est, selon la formule d’une haute figure de la Cour des comptes, le président Pomme de Mirimonde, « l’une des plus difficiles, pour ne pas dire des plus subtiles, qui se posent à l’occasion de l’apurement des opérations financières ».

I. La question des compétences respectives de la Cour des comptes et du ministre des finances est, selon la formule d’une haute figure de la Cour des comptes, le président Pomme de Mirimonde, « l’une des plus difficiles, pour ne pas dire des plus subtiles, qui se posent à l’occasion de l’apurement des opérations financières  » [1]. On souscrira à cette opinion si l’on veut bien considérer que, pour la troisième fois en moins de vingt années, cette question va de nouveau occuper votre formation. Essayons en préalable d’en distinguer les deux principaux aspects.

1. En premier lieu, le juge des comptes et l’autorité administrative disposent d’une compétence concurrente pour mettre en jeu la responsabilité du comptable. Les textes font une distinction entre l’« engagement » de cette responsabilité et sa « mise en jeu ». Elle est engagée de plein droit, selon l’article 60 IV de la loi de finances n° 63-156 du 23 février 1963, « dès lors qu’un déficit ou un manquant en deniers ou en valeurs a été constaté, qu’une recette n’a pas été recouvrée, qu’une dépense a été irrégulièrement payée ou que, par la faute du comptable public, l’organisme public a dû procéder à l’indemnisation d’un autre organisme public ou d’un tiers  ». Dans ces hypothèses, il résulte de l’article 60 VI de la loi du 23 février 1963 qu’il appartient au comptable de désintéresser spontanément la caisse publique. S’il ne le fait pas, sa responsabilité peut être « mise en jeu » par une décision expresse.

Aux termes de l’article 60 V de la loi du 23 février 1963 : « La responsabilité pécuniaire d’un comptable public ne peut être mise en jeu que par le ministre dont il relève, le ministre de l’économie et des finances ou le juge des comptes.  » Cette mise en jeu résulte soit d’un ordre de versement [2], soit d’une décision juridictionnelle à caractère provisoire [3]. Si le comptable ne verse toujours pas la somme dont il est redevable, l’article 60 VII de la loi du 23 février 1963 prévoit qu’il « peut être constitué en débet soit par l’émission à son encontre d’un titre ayant force exécutoire, soit par arrêt du juge des comptes  ». Il existe donc deux types de débet qui peuvent être prononcés concurremment : des débets juridictionnels, qui prennent la forme de jugements ou d’arrêts définitifs, et des débets administratifs qui, selon l’article 4 du décret n° 64-1022 du 29 septembre 1964 relatif à la constatation et à l’apurement des débets des comptables publics et assimilés, prennent la forme d’arrêtés de débet soumis au contrôle de pleine juridiction du juge administratif de droit commun (CE, 8 mars 1827, Leblond, Rec. p. 187 ; 8 mars 1912, Schlemmer, Rec. p. 354, S.1913.III.7 concl. Pichat, note Hauriou ; 4 janvier 1954, Merlot, Rec. T. p. 866 ; 23 juin 1965, Compagnie Normande d’études, Rec. p. 387).

2. Ce n’est pas tant cet aspect de la répartition des compétences entre le juge et le ministre qui est la source de lancinants débats de doctrine [4], qu’un second aspect, en apparence plus paradoxal. Le juge des comptes ne juge que le compte, réduit à ses « éléments matériels  », selon une formule forgée par le président Laferrière dans son Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux  [5], tandis que le ministre est en outre le juge de la « conduite » [6] du comptable, selon la formule du président Romieu. Aussi s’est-on souvent étonné qu’il faille un juge pour accomplir ce qui a toutes les apparences d’un simple travail d’apurement des comptes, et que ce soit à une autorité administrative que soit confiée, en revanche, sous le contrôle du juge administratif de droit commun, l’appréciation délicate de la responsabilité personnelle du comptable.

Ce paradoxe n’est qu’apparent. Que le ministre des finances statue sur les fautes commises par les comptables dans l’exercice de leurs fonctions n’est que l’expression, selon la formule de M. Saint-Paul, « de ses pouvoirs d’administration comme chef hiérarchique de tous les comptables de deniers publics  » [7], et c’est le droit commun de la fonction publique, plutôt que l’exception, que le pouvoir disciplinaire appartienne au ministre plutôt qu’à une juridiction spécialisée. En second lieu, ce pouvoir ne s’exerce que dans un sens favorable au comptable : le ministre peut lui accorder décharge de sa responsabilité lorsqu’il est établi que le comptable a été victime de circonstances entièrement indépendantes de sa volonté, qualifiées de « force majeure » par les textes ; le ministre peut également accorder au comptable la remise gracieuse des sommes qui restent à sa charge. La décision ministérielle de décharge exonère le comptable de sa responsabilité en constatant que le débet résulte de circonstances « qu’il n’aurait pu prévoir ou empêcher  » (CE, 12 juillet 1907, Ministre des finances c/ Nicolle, trésorier-payeur-général du département de la Corse, Rec. p. 656) ; la décision de remise gracieuse ne se prononce pas sur la responsabilité mais se borne à dispenser le comptable du versement de la somme due pour des raisons qui sont en principe d’équité, et qui peuvent tenir, par exemple, à sa situation de fortune ou de famille.

Que l’apurement des comptes soit confié à une juridiction est sans doute plus surprenant. Il faut y voir, pour une part, une survivance des chambres des comptes de l’Ancien régime, et, pour une autre, la volonté du comte Mollien, lorsqu’il créa la Cour des comptes en 1807, de lui conférer un prestige qui ferait oublier l’expérience désastreuse du bureau de comptabilité de la Constituante. Mais, au-delà de cette origine historique, l’existence d’une juridiction des comptes se recommande de deux types de considérations. En premier lieu, elle garantit l’indépendance du contrôleur ; en second lieu, comme les comptables publics sont tenus sur leur patrimoine propre des débets qui sont prononcés à leur encontre, l’intervention d’un juge est une garantie protectrice de la propriété privée.

De la même manière que le juge et le ministre ont une compétence concurrente pour mettre en jeu la responsabilité du comptable, on aurait pu imaginer qu’ils jouissent d’une compétence concurrente pour l’exonérer de cette responsabilité en considération de son comportement. Ce n’est pourtant pas la solution qui a été retenue par votre jurisprudence : vous considérez de manière constante que les compétences du juge des comptes et celles du ministre sont, dans ce domaine, rigoureusement séparées. Dans ses conclusions sur votre arrêt du 18 décembre 1903 « Dame Greliche, Jossaud et département de la Drôme » (publiées au Rec. p. 796), votre commissaire du gouvernement Saint-Paul vous exposait déjà, avec la plus grande netteté, qu’« il est aujourd’hui de principe incontesté que les comptables de deniers publics sont soumis à deux autorités distinctes et qui se meuvent chacune dans une sphère séparée : d’un côté, la juridiction des comptes exercée par la Cour des comptes, qui ne connaît et ne juge que la ligne de compte proprement dite […] ; d’autre part, le ministre des Finances, qui statue sur la responsabilité personnelle du comptable  ». Quelques années plus tard, le président Romieu, dans de célèbres conclusions sur votre arrêt du 12 juillet 1907 « Ministre des finances c/ Nicolle, trésorier-payeur-général du département de la Corse » (publiées au Rec. p. 656), exprimait la même opinion : « La loi du 16 septembre 1807, en créant la Cour des comptes pour statuer sur les comptes des comptables, a laissé subsister le droit pour le ministre des finances, avec recours au Conseil d’État, de prononcer sur la responsabilité des comptables […] Ces deux juridictions sont parallèles et indépendantes » [8]

Le principe qui gouverne la répartition des compétences entre le juge des comptes et le ministre est d’ordinaire exprimé par un adage fort connu : « La Cour des comptes juge les comptes plutôt que les comptables  », ainsi explicité par votre arrêt d’Assemblée du 20 novembre 1981, « Ministre du budget c/ Rispail et autres » (Rec. p. 434, Rev. adm. 1982 p. 393 note F. Fabre) : « la Cour des comptes […] ne peut légalement fonder les décisions qu’elle rend dans l’exercice de sa fonction juridictionnelle que sur les éléments matériels des comptes soumis à son contrôle, à l’exclusion notamment de toute appréciation du comportement personnel des comptables intéressés  ». Cette formule a, depuis, été plusieurs fois reprise ne varietur par vos arrêts : CE, 10 février 1984, Ministre du budget c/ Gallé, n° 45.178 ; Ass., 23 juin 1989, Ministre de l’économie, des finances et du budget c/ Vèque et autres, Rec. p. 151, AJDA 1990 p. 437 chron. E. Honorat et E. Baptiste ; RFDA 1990 p. 100 concl. P. Frydman, note F. Fabre, note J. Rougié et G. Melleray, Rev. adm. 1990 p. 336 note F. Fabre.

3. Cette jurisprudence extrêmement ferme, fondée sur les opinions concordantes de la doctrine la plus éminente, et solennellement rappelée, à plusieurs reprises, par vos plus hautes formations, suscite, Mesdames, Messieurs, une grande incompréhension, parfois exprimée en termes vifs par certains commentateurs, issus des rangs de la haute juridiction financière. On comprend mal ce qui apparaît comme un certain acharnement du Conseil d’État à cantonner les magistrats de la rue Cambon dans un rôle que ceux-ci estiment souvent subalterne.

Il est tout d’abord exact qu’aucune disposition textuelle ne fait ni n’a jamais fait défense expresse à la Cour des comptes de se prononcer sur le comportement des comptables. L’article L.111-1 du code des juridictions financières se borne à disposer que : « La Cour des comptes juge les comptes des comptables publics ». Ainsi, comme le dit fort bien le professeur Prosper Weil, la règle « est […] d’origine plutôt coutumière et jurisprudentielle » [9]. Cela ne signifie pas qu’elle soit dénuée de justification. On en a invoqué de toutes sortes, certaines assez futiles : on entend dire ainsi que la jurisprudence s’est fixée à une époque où le juge des comptes ne statuait que sur pièces, et ne disposait pas de pouvoirs d’investigation sur place qui auraient permis à ses rapporteurs de se rendre compte des faits susceptibles d’atténuer la responsabilité du comptable [10]. C’est une manière de laisser entendre que la jurisprudence a fait son temps. En réalité, elle n’a, à notre avis, qu’une seule justification qui est la suivante.

Nous avons indiqué précédemment que les débets administratifs et juridictionnels peuvent être prononcés concurremment ; ceci n’est cependant vrai que sous réserve du respect de l’autorité de la chose jugée. Ainsi, lorsque le ministre a mis le comptable en débet, le juge des comptes peut rectifier sa décision : il est entièrement libre à cet égard, alors même qu’il n’est pas le juge des arrêtés ministériels de débet [11]. En revanche, lorsque le juge des comptes a rendu un arrêt de décharge, le ministre ne peut plus mettre le comptable en débet car ce serait violer la chose jugée en affirmant l’irrégularité d’un compte que le juge aurait déclaré régulier (CE, 19 mars 1823, Delamarre, Rec. p. 174 ; 7 juillet 1853, Guibert, Rec. p. 780 ; 3 juillet 1885, de Bonardi et autres, Rec. p. 634) [12].

Si la Cour des comptes avait le pouvoir d’apprécier le comportement du comptable, il faudrait transposer ce raisonnement au cas symétrique dans lequel le ministre prétendrait non pas mettre le comptable en débet, mais le décharger de sa responsabilité après que la Cour l’aurait mis en débet : la Cour, pour prononcer le débet, se serait déjà prononcé sur la conduite du comptable et aurait jugé que celle-ci ne pouvait l’exonérer de sa responsabilité ; le ministre ne pourrait donc, sans violer la chose jugée, refaire cette appréciation pour accorder la décharge du comptable en estimant que sa conduite n’a eu aucune part à l’engagement de sa responsabilité, et que celle-ci ne repose que sur des circonstances entièrement extérieures au comportement du comptable [13].

Or, la décision ministérielle peut intervenir après le jugement du compte. L’article 60 IX de la loi du 23 février 1963 prévoit que : « les comptables publics dont la responsabilité a été engagée ou mise en jeu peuvent, en cas de force majeure, obtenir décharge totale ou partielle de leur responsabilité. » Puisque la responsabilité du comptable peut être engagée ou mise en jeu par le juge des comptes, il en résulte nécessairement que la décision du ministre peut intervenir après l’arrêt du juge des comptes (CE, 10 novembre 1876, Sicre, Rec. p. 788). Comme l’arrêt du juge des comptes est une décision juridictionnelle, la compétence du ministre ne peut s’exercer sans méconnaître la chose jugée que si elle se meut dans une sphère distincte de celle dans laquelle intervient le juge des comptes. Ainsi, contrairement à ce qui est souvent avancé, ce n’est pas parce que le juge des comptes est un juge que la limitation de sa compétence est discutable ; car ce n’est que parce que le juge des comptes est un juge, et que ses décisions sont par suite revêtues de l’autorité de la chose jugée, que sa compétence doit être ainsi limitée.

Certes, la justification principale de la jurisprudence a aujourd’hui perdu de sa force. En effet, à l’époque lointaine où furent fixés les principes d’un partage de compétence entre la Cour et le ministre des finances, aucune autre solution n’était concevable, car la compétence du ministre pour accorder la décharge se fondait sur les dispositions d’un texte réglementaire, l’article 21 du décret du 31 mai 1862, et ce décret n’avait pu organiser la violation de la chose jugée. Aujourd’hui, les pouvoirs du ministre résultent, nous l’avons dit, de la loi qui pourrait le cas échéant habiliter le ministre à violer la chose jugée [14]. Pour autant, il serait fort difficile d’interpréter la loi du 23 février 1963 comme n’ayant pas entendu habiliter le ministre à méconnaître la chose jugée, et rien ne semble avoir été plus étranger à l’intention des auteurs de cette loi que l’idée de modifier la répartition des compétences entre la Cour et le ministre telle qu’elle a été fixée de très longue date par votre jurisprudence. Le président Bacquet l’a dit dans ses conclusions sur votre arrêt d’Assemblée du 20 novembre 1981 « Ministre du budget c/ Rispail et autres » (préc.) : « comme il est impossible d’envisager que le législateur ait organisé sciemment et obstinément la violation de la chose jugée, il faut bien conclure que la juridiction de la Cour et celle du ministre n’ont pas le même objet […] Toute autre analyse de ce mécanisme complexe, mais cohérent, le ferait fatalement dériver vers la confusion et la contradiction  ».

Tels sont les principes fixés par la jurisprudence, et la raison qui la justifie. Derrière ces principes, on ne trouve aucun principe général du droit : il s’agit uniquement de donner un sens et une portée aux dispositions qui reconnaissent au ministre le pouvoir d’accorder décharge après l’intervention du juge des comptes. Par conséquent, il suffirait d’un texte de niveau réglementaire pour les écarter, et donner au juge des comptes une compétence pour apprécier le comportement des comptables qu’aucune disposition n’écarte expressément.

II. Au terme de ce trop long exposé préliminaire, nous pouvons aborder les questions que soulève l’affaire portée à votre rôle. Mme Marie-Françoise DESVIGNE est agent comptable spécial de la régie des remontées mécaniques de Chantemerle-Saint-Chaffrey, régie communale à caractère industriel et commercial créée sur le fondement de l’article 47 de la loi n° 85-30 du 9 janvier 1985 relative au développement et à la protection de la montagne. Sa gestion pour les exercices 1990/1991 à 1993 a fait l’objet d’un jugement du 15 novembre 1996 de la chambre régionale des comptes de Provence-Alpes-Côte d’Azur, la constituant débitrice envers la régie de sommes de 1.296.250,56 francs et 400.833,38 francs, assorties d’intérêts. L’intéressée a relevé appel de ce jugement devant la Cour des comptes qui a rejeté sa requête par un arrêt du 18 décembre 1997 que Mme DESVIGNE défère régulièrement à votre censure.

1. Un premier moyen est tiré de ce que, en confirmant le débet de 400.833,38 francs correspondant à une créance sur la société d’économie mixte d’aménagement de Saint-Chaffrey Serre-Chevalier, que la requérante a passée en créance irrécouvrable sans avoir justifié avoir effectué des diligences « adéquates, suffisantes et complètes  » pour la recouvrer, la Cour a commis une erreur de droit en portant une appréciation sur le comportement personnel du comptable.

a) Vous êtes ainsi invités à infirmer la jurisprudence ancienne et constante de la Cour des comptes, qui, pour mettre le comptable en débet faute de recouvrement d’une recette, examine s’il a exercé des diligences « adéquates, complètes et rapides  » (C. comptes, 25 juin 1936, David-Chaussé, receveur spécial de la commune de Bordeaux, Rec. 1937 p. 45, Grands arrêts de la jurisprudence financière n° 22 p. 202 ; 27 février et 19 mars 1964, Dupis, receveur de la commune d’Igny-le-Jard, Rec. 1962-1964 p. 91). La Cour s’autorise ainsi à dégager un comptable de sa responsabilité nonobstant le fait que la créance est devenue irrécouvrable, si elle estime que ses diligences ont été satisfaisantes.

Il faut reconnaître que le raisonnement de la requête peut s’autoriser de votre arrêt d’Assemblée du 23 juin 1989 « Ministre du budget c/ Vèque » (préc.). De sa jurisprudence en matière de recouvrement des recettes, la Cour des comptes avait déduit un système dans lequel, lorsque la recette avait été prise en charge par plusieurs comptables successifs, le débet était partagé entre ces comptables à proportion des insuffisances respectives de leurs diligences. Vous avez censuré ce système en indiquant que seule la responsabilité du comptable en poste au moment où la créance devient irrécouvrable pouvait être engagée, dès lors du moins qu’il avait pris la créance en charge sans émettre de réserve, et en précisant que la Cour des comptes ne saurait se fonder sur une appréciation des « fautes » du comptable, expression qui ne pouvait guère renvoyer, en l’espèce, qu’à l’insuffisance des diligences des comptables.

Les conclusions très fouillées de M. Patrick Frydman exposent que le comptable qui a la charge du recouvrement au moment où la créance devient irrécouvrable doit être mis en débet du montant de cette créance. La Cour est tenue de prononcer le débet dès lors que la recette est devenue irrécouvrable, et de manière en quelque sorte automatique. Elle n’a pas à entrer, pour ce faire, dans une appréciation du caractère suffisant des diligences effectuées par le comptable en vue du recouvrement. Et elle commettrait une erreur de droit en se prononçant directement sur ces diligences.

Pourtant, dans la présente affaire, nous ne vous proposerons pas d’accueillir le moyen, mais bien de le rejeter ; deux raisonnements permettent d’aboutir à cette solution.

b) Le premier raisonnement réaffirme la conception la plus traditionnelle des pouvoirs de la Cour des comptes, en posant que ce n’est que par exception que cette juridiction peut apprécier les diligences des comptables, et en relevant que la présente espèce s’inscrit justement dans le cadre d’une telle exception.

L’article L.2221-5 du code général des collectivités territoriales dispose que : « Les règles de la comptabilité des communes sont applicables aux régies municipales, sous réserve des modifications prévues par les décrets en Conseil d’État mentionnés aux articles L.2221-10 et L.2221-14. Les recettes et les dépenses de chaque régie sont effectuées par un comptable dont les comptes sont jugés, quel que soit le revenu de la régie, par la juridiction qui juge les comptes de la commune.  » Ce renvoi rend applicable l’article R.241-22 du code des communes, qui est ainsi rédigé : « Le receveur municipal est tenu : 1° de faire, sous sa responsabilité, toutes diligences nécessaires pour la perception des revenus, legs et donations et autres ressources affectées au service de la commune  ». En effet, aucune des dispositions spéciales aux régies municipales, qui figurent aux articles R.323-1 à R.323-120 du code des communes n’a pour objet ni pour effet d’en écarter l’application [15].

Les dispositions de l’article R.241-22 du code des communes – aujourd’hui codifiées à l’article D.2343-7 du code général des collectivités territoriales – sont fort anciennes, puisqu’elles sont issues d’un arrêté des consuls du 19 vendémiaire an XII relatif aux poursuites à exercer par les receveurs des communes et ceux des hôpitaux pour la recette et la perception de ces établissements. Jamais abrogé, ce texte a été repris d’abord à l’article 470 de l’ordonnance du 31 mai 1838 portant règlement général sur la comptabilité publique, puis à l’article 518 du décret du 31 mai 1862 portant règlement général sur la comptabilité publique [16], codifié au code des communes. C’est l’opinion de la doctrine la plus autorisée que ces dispositions dérogent à la répartition normale des compétences entre la Cour des comptes et le ministre des finances. Ainsi, le président Laferrière, dans son Traité, estime que, dans le cas des produits communaux : « il appartient au juge des comptes des receveurs communaux, à l’exclusion du ministre, d’apprécier si les comptables ont pris les soins et fait les diligences nécessaires pour la conservation des biens et des créances des communes.  » [17]. Il s’agit là, ajoutait l’éminent auteur, d’une « exception qui confirme la règle, puisqu’elle prouve la nécessité d’un texte spécial quand il s’agit d’y déroger  » [18] MM. Marquès di Braga et Lyon sont de la même opinion dans leur Traité des obligations et de la responsabilité des comptables publics : « Les obligations d’un agent de perception de deniers publics, écrivent-ils, ne se bornent pas à compter devant le juge des comptes de ce qu’il a perçu et de ce qu’il n’a pu percevoir. Il doit encore justifier qu’il a fait, en temps utile, toutes les diligences nécessaires pour arriver à la perception intégrale des produits dont il a pris charge ; seulement cette dernière justification ne se fait point, dans tous les cas, devant la même autorité. Pour l’État, elle relève de la juridiction ministérielle (Ord. 8 décembre 1832 ; D. 31 mai 1862, art. 325 et suiv.) ; pour les communes et établissements assimilés, elle relève du juge des comptes (Arr. 19 vendémiaire an XII).  » [19].

Les dispositions de l’arrêté des consuls du 19 vendémiaire an XII, très présentes à l’esprit de la doctrine de la fin du XIXe siècle, semblent avoir, depuis, été quelque peu perdues de vue. Les commentateurs issus de la Cour des comptes n’y font plus référence qu’incidemment [20], sans doute parce que ces dispositions d’exception fragilisent la jurisprudence de la Cour en matière de recettes, qui fait de l’appréciation des diligences du comptable la règle. Votre arrêt d’Assemblée « Ministre c/ Vèque », qui concerne pourtant le recouvrement de produits communaux, n’y fait aucune référence, pas plus que le commissaire du gouvernement dans ses conclusions. En revanche, dans un des arrêts rendus après la cassation prononcée dans cette affaire, la Cour des comptes s’est expressément référé aux dispositions de l’arrêté du 19 vendémiaire an XII et de l’article R.241-22 du code des communes [21] (C. comptes, 26 septembre 1991, M. Tremblay et Mme Deprince, comptables de la commune de Romainville, Rec. C. comptes p. 87).

Il est certain que ces dispositions apportent un tempérament à la rigueur du partage de compétences entre la Cour et le ministre. On ne saurait en effet les interpréter comme concernant non pas la Cour des comptes, mais le ministre. Outre qu’elle va contre l’opinion du président Laferrière, une telle interprétation est démentie par l’article R.241-24 du code des communes (aujourd’hui : article D.2343-9 du code général des collectivités territoriales), issu de l’article 519 du décret du 31 mai 1862, lui-même issu de l’article 471 de l’ordonnance du 31 mai 1838, qui précise que : « Les certificats de quitus sont délivrés aux comptables, à l’effet de remboursement de cautionnement, après que l’autorité qui juge les comptes a reconnu qu’ils ont satisfait aux obligations imposées par l’arrêté du 19 [22] vendémiaire an XII pour la conservation des biens et des créances appartenant aux communes.  » Les dispositions de l’article R.241-22 s’adressent donc bien au juge des comptes. La question a d’ailleurs été expressément jugée par deux arrêts, il est vrai anciens, mais qui s’appuient sur des dispositions rédigées en termes identiques à celles qui demeurent en vigueur aujourd’hui : CE, 4 avril 1856, Delaunay, Rec. p. 258, D.P. 1856.3.60 ; 5 décembre 1884, Ticier, Rec. p. 866, D.P. 1886.3.83. Le second de ces arrêts est rédigé de manière parfaitement explicite : « il résulte de l’article 519 du décret du 31 mai 1862, que l’autorité chargée de juger les comptes des receveurs municipaux est compétente pour connaître si ces receveurs ont satisfait aux obligations qui leur sont imposées pour la conservation des biens et des créances des communes  ».

Encore faut-il s’assurer que les dispositions des articles R.241-22 et R.241-24 du code des communes n’ont pas été implicitement abrogées par des dispositions ultérieures. La question peut être posée en raison de l’intervention du décret n° 81-362 du 13 avril 1981 relatif au recouvrement des produits des collectivités et établissements publics locaux qui est venu prévoir à l’article R.241-4 du code des communes (aujourd’hui : article R.2342-4 du code général des collectivités territoriales) que : « les poursuites pour le recouvrement de ces produits sont effectuées comme en matière de contributions directes  ». La question est ici de savoir si ces dispositions doivent s’entendre comme entraînant l’application du régime de responsabilité des comptables organisé, en matière de recouvrement des contributions directes, par l’article 429 de l’annexe III du code général des impôts. Dans ce régime, la responsabilité du comptable est engagée de plein droit faute de recouvrement de la créance dans le délai prescrit par les textes, indépendamment, par conséquent, de toute appréciation des diligences effectuées en vue du recouvrement.

Sous l’empire du décret du 31 mai 1862, la doctrine estimait que les dispositions de l’arrêté du 19 vendémiaire an XII n’étaient pas applicables au recouvrement des produits de la commune dont des dispositions spéciales prévoyaient qu’il s’effectuait comme en matière de contributions directes : c’était notamment le cas pour la taxe sur les chiens [23]. Mais, de nos jours, vous interprétez ce type de dispositions comme ayant pour effet d’entraîner l’application non pas de l’intégralité du régime des contributions directes, mais uniquement des formes et procédures de recouvrement. Vous l’avez jugé d’abord pour le recouvrement des créances de l’État étrangères à l’impôt, au domaine et aux condamnations pécuniaires, régi par les dispositions de l’article 87 du décret n° 62-1587 du 29 décembre 1962 portant règlement général sur la comptabilité publique, rédigées en termes identiques à celles de l’article R.241-4 du code des communes (CE, Sect., 30 mars 1990, Leca, Rec. p. 81, Dr. fisc. 1990 n° 30 p. 1093 concl. A.-M. Leroy, AJDA 1990 p. 617 note P.-L. Frier), puis, tout récemment, pour ces dernières dispositions (CE, 17 novembre 1999, Giraud et Ministre de l’économie et des finances, n°s 181.886 et 182.622, qui sera mentionnée aux tables, à nos conclusions).

En conséquence, l’article R.241-22 du code des communes était bien applicable. La Cour des comptes était donc assurément compétente pour apprécier les diligences effectuées par Mme DESVIGNE pour le recouvrement des produits dont elle avait la charge. En l’espèce, la Cour a estimé que l’irrécouvrabilité de la créance litigieuse était révélée par la demande du comptable de l’admettre en non-valeur. Statuant sur les diligences effectuées par le comptable, elle a estimé que c’est leur insuffisance qui avait rendu la créance irrécouvrable et l’a mise en débet du montant correspondant. Elle n’a, ce faisant, commis aucune erreur de droit.

c) Mais si vous écartez le moyen de la sorte, vous réaffirmez de manière implicite mais nécessaire que ce n’est que sur le fondement d’un texte exprès que la Cour peut être habilitée à apprécier les diligences du comptable. Vous écartez donc un second raisonnement selon lequel en appréciant si les diligences mises en œuvre pour recouvrer une recette ont été adéquates, suffisantes et rapides, le juge financier n’empiète pas sur la compétence du ministre. Nous ne vous cacherons pas que cette solution a notre préférence.

Nous vivons sur l’idée que le rôle du juge des comptes se borne à apurer le compte, et qu’une telle opération est, en quelque sorte, mécanique. Cette idée est à peu près exacte en dépense : dans ce domaine, le comptable effectue les vérifications prescrites par l’article 13 du décret du 29 décembre 1962 portant règlement général sur la comptabilité publique puis il paye la dépense et l’opération s’arrête là ; le juge des comptes se borne à rechercher si le comptable a bien effectué les vérifications qui lui incombent en vertu des textes. En revanche, les opérations de recettes, lorsqu’elles ne portent pas sur des droits recouvrés au comptant, c’est-à-dire sur la déclaration du débiteur, comportent non pas un seul mais deux temps : une fois que le comptable a effectué les vérifications exigées par les textes, il doit encore recouvrer la recette et faire entrer l’argent dans sa caisse. C’est tout un processus souvent long et complexe, et dont les modalités ne sont généralement pas fixées par des textes. Il faut donc déterminer si la vérification des opérations de recouvrement incombe au juge du compte ou au ministre des finances.

Comme nous vous l’avons exposé, votre jurisprudence s’attache uniquement à faire respecter le principe selon lequel, pour reprendre l’heureuse formule de M. Saint-Paul, les compétences du ministre et celles du juge des comptes se meuvent dans des sphères séparées. Elle ne cherche nullement, par une interprétation extensive des compétences du ministre, à réduire celles du juge des comptes. Nous croyons même que, dans toute la mesure du possible, elle doit faire exactement l’inverse, c’est-à-dire limiter la compétence du ministre en donnant la plus large interprétation à la compétence du juge.

Il ne faut pas se cacher en effet que le pouvoir de décharge reconnu au ministre est un anachronisme ; comme l’a souligné le professeur Prosper Weil : « la décision du ministre des Finances, que le droit positif a rangée dans la catégorie des actes administratifs […], ressemble par tous ses traits, par sa nature la plus intime, à la grande majorité des actes classés par le droit positif comme juridictionnels  » [24]. Et comme l’a dit le professeur René Chapus, trouver parfaitement raisonnable ce pouvoir du ministre « c’est trouver que l’administration est admirable pour régler les litiges auxquels elle est partie, c’est finalement trouver bien regrettable l’existence des tribunaux administratifs, du Conseil d’État et celle de la Cour des comptes elle-même.  » [25]

Mais cet anachronisme est bien plus ennuyeux que ne le serait une simple et inesthétique survivance de la théorie du ministre-juge, car le pouvoir du ministre s’exerce en pratique sans contrôle : en effet, sauf quelques cas exceptionnels où la décharge serait supportée par une autre collectivité publique que l’État, vous ne pouvez être saisi que lorsque le ministre refuse la décharge, et non lorsqu’il l’accorde puisque, dans ce dernier cas, le comptable n’a pas intérêt à la contester, et que les tiers ne sauraient non plus le faire, la qualité de contribuable de l’État ne constituant pas un intérêt suffisamment direct. Ainsi, le juge administratif, juge des décisions ministérielles, n’est en réalité que le juge des décisions de refus, c’est-à-dire le juge des décisions qui ne portent aucun préjudice à la collectivité publique. Comme le dit le professeur Weil : « Le contrôle du Conseil d’État est à sens unique ; il joue exclusivement en faveur du comptable.  » [26]

Or la compétence du ministre est précisément circonscrite par les textes. L’article 60 IX de la loi du 23 février 1963 se borne à disposer que « les comptables publics dont la responsabilité a été engagée ou est mise en jeu peuvent, en cas de force majeure, obtenir décharge totale ou partielle de leur responsabilité  ». L’article 5 du décret n° 64-1022 du 29 septembre 1964 relatif à la constatation et à l’apurement des débets des comptables publics et assimilés précise : « Le comptable public dont la responsabilité a été mise en jeu peut obtenir décharge totale ou partielle de sa responsabilité s’il est établi que le débet résulte de circonstances de force majeure.  » Le ministre a donc compétence exclusive pour rechercher si la responsabilité du comptable peut être dégagée par la force majeure, et l’on ne saurait lui disputer cette compétence. On note d’ailleurs que la Cour des comptes a toujours très fermement refusé d’admettre, dans le cadre du contrôle qui lui incombe, l’excuse de force majeure, et invité les comptables qui la font valoir à se pourvoir au ministre (par exemple : C. comptes, 17 juillet 1913, Ville de Paris, Rec. p. 48 ; 12 décembre 1924, Commune d’Antony, Rec. p. 92 ; ch. réunies, 29 mars 1957, Communes de la réunion d’Ault, Rec. p. 104 ; 30 octobre 1963, Commune de Cagnes-sur-Mer, Rec. p. 87 ; 21 décembre 1976, Caisse des dépôts et consignations, Rec. p. 40 ; ch. réunies, 16 octobre 1979, Caisse de crédit municipal de Paris, Rec. p. 83).

Mais les textes n’impliquent pas que la compétence du ministre aille au-delà de la recherche de la force majeure, et nous ne pensons pas que rechercher si le comptable a effectué les diligences nécessaires pour le recouvrement d’une recette conduise le juge des comptes à se prononcer sur la question de savoir si le comptable peut faire valoir un cas de force majeure, dont la solution n’appartient qu’au ministre.

Cette notion de force majeure revêt une acception spécifique dans le droit de la comptabilité publique : il s’agit, selon votre jurisprudence, d’un fait que le comptable « n’aurait pu prévoir ou empêcher  » (CE, 12 juillet 1907, Ministre des finances c/ Nicolle, préc.). Ainsi, l’insuffisance de l’effectif du poste comptable ou sa mauvaise organisation peut être assimilée à un cas de force majeure si elle est telle que le comptable ne peut faire face aux obligations qui lui incombent (CE, 8 janvier 1936, Kieffer, Rec. p. 36 ; 16 mai 1975, Berger, Rec. p. 307). De la même manière, la « force majeure » peut être invoquée lorsque la législation en vigueur enlève au comptable supérieur tout moyen de contrôler efficacement ses préposés (CE, 1er février 1871, Thomas, Rec. p. 15). Elle est exclue, en revanche, lorsque le comptable a méconnu une obligation instituée par un texte, telle celle qui résultait autrefois de l’arrêté du 8 floréal an X que le comptable couche lui-même ou fasse coucher un homme sûr dans le local où se trouve la caisse (CE, 16 juin 1831, Viennet, Rec. p. 259 ; 30 avril 1836, Harbonné). Mais même en admettant cette définition spéciale de la force majeure, les hypothèses dans lesquelles elle trouve à s’appliquer ne recouvrent pas, loin s’en faut, toutes celles dans lesquelles la responsabilité du comptable peut être dégagée à raison des actes qu’il a effectués.

Pour que la force majeure soit admise, il faut que soit démontrée une circonstance extérieure à la personne du comptable qui va se traduire dans un fait extérieur au compte. Le ministre, a dit très exactement le président Bacquet dans ses conclusions sur l’arrêt d’Assemblée du 20 novembre 1981 « Ministre du budget c/ Rispail et autres » (préc.), « ne peut prendre en considération que des causes exonératoires de responsabilité extérieures au compte. Mais la même logique postule que le juge des comptes ne prenne lui-même en considération que les éléments matériels du compte, à l’exclusion de tout autre  ». Lorsqu’on dit que le ministre n’a compétence que pour statuer sur les éléments extérieurs au compte, on doit en déduire que la Cour a pleine compétence sur tout ce qui fait partie du compte. Le président Laferrière l’a résumé en une formule lumineuse : « Si la juridiction [de la Cour] est […] limitée à l’égard de la personne du comptable, elle est pleine et entière à l’égard du compte et des obligations qui peuvent en résulter.  » [27] Ainsi, la Cour juge le compte et non le comptable, mais elle juge tout le compte ; et il faut ajouter : le ministre juge le comptable, mais il ne juge pas le compte [28].

Or les pièces justificatives des diligences effectuées par le comptable sont bien au nombre des éléments matériels du compte qu’il appartient au juge des comptes, et à lui seul, d’examiner. Il faut bien voir que, dans un état des restes à recouvrer, rien n’indique qu’une créance est irrécouvrable. L’état des restes à recouvrer permet au plus de supposer que certaines créances sont prescrites, nous disons supposer parce qu’encore faut-il que le comptable n’ait fait aucun acte interruptif de la prescription. Comme dirait M. de Lapalisse, on ne sait qu’une créance est irrécouvrable qu’une fois que le comptable a fait des diligences pour tenter de la recouvrer et que celles-ci sont restées vaines. Il en résulte que les actes justifiant ces diligences doivent être joints au compte dont ils sont bien des éléments. Dans une certaine mesure, ils révèlent un « comportement » du comptable, mais au même titre que le fait de payer une dépense en l’absence d’une pièce justificative révèle que le comptable a été négligent en omettant d’effectuer une vérification qui lui incombait : les diligences sont bien, si l’on veut, des éléments du « comportement » du comptable, mais ce sont des éléments « matériels » qui, selon l’expression technique consacrée, « entrent en ligne de compte » ; ce sont les empreintes matérielles que laisse dans le compte l’action du comptable. Interdire à la Cour d’examiner ces diligences, c’est soustraire à son examen une partie des éléments du compte, alors que ces éléments ne sont en rien nécessaires, ni même utiles, à l’appréciation que doit porter le ministre sur la demande en décharge.

Dans le cas du comptable en recettes, le ministre ne va aucunement, en effet, se demander si les diligences du comptable ont été suffisantes : il va uniquement rechercher si une cause extérieure au compte a empêché le comptable d’exercer des diligences suffisantes. Il va se borner, par exemple, à constater qu’un incendie a détruit le titre de recettes. C’est bien dire que l’appréciation du caractère suffisant des diligences se situe en amont de la compétence du ministre, dans le champ de compétence du juge des comptes. En d’autres termes, il ne faut pas se demander si les diligences du comptable sont un élément de son « comportement personnel », car cette manière de poser le problème « le ferait fatalement dériver vers la confusion  » (concl. du président Bacquet précitées) : il suffit de se demander si les diligences du comptable sont ou non un élément que le ministre prend en considération dans l’appréciation qui lui incombe, la seule que définissent les textes, et qui porte sur l’existence d’un cas de force majeure. Lorsque la question est posée de la sorte, nous croyons qu’elle appelle certainement une réponse négative. Le juge des comptes est compétent pour examiner le caractère suffisant des diligences du comptable, tandis que le ministre a compétence pour examiner les causes alléguées à l’insuffisance de ces diligences.

Encore faut-il, bien entendu, qu’aucun autre texte ne vienne limiter sur ce point la compétence du juge des comptes. Aussi peut-on songer à objecter à notre raisonnement la rédaction de l’article 60 IV de la loi du 23 février 1963 aux termes duquel : « La responsabilité pécuniaire [du comptable] est engagée dès lors […] qu’une recette n’a pas été recouvrée  ». L’utilisation de la formule « dès lors » induit l’idée d’une automaticité du débet et, à vrai dire, le texte pousse à la solution absurde consistant à mettre le comptable en débet de l’intégralité des restes à recouvrer, alors même que la plupart de ceux-ci seront en définitive recouvrés. Mais nous ne croyons pas que tel soit le sens du texte, comme le montre la suite de l’article, qu’il faut citer : «  …que, par la faute du comptable public, l’organisme public a dû procéder à l’indemnisation d’un autre organisme public ou d’un tiers  ». Comme on le voit, l’utilisation de la formule « dès lors » n’exclut pas, dans l’esprit du législateur, une appréciation de la faute du comptable. Elle marque une présomption de responsabilité, sans exclure la possibilité de renverser cette présomption [29]. Dans le cas de dépenses irrégulières, le comptable pourra ainsi dégager sa responsabilité devant le juge des comptes en produisant une réquisition adressée par l’ordonnateur ; dans le cas de recettes non perçues, il peut produire une décision d’admission en non-valeur prise, selon la formule de l’article 2 du décret n° 77-1017 du 1er septembre 1977 relatif à la responsabilité des receveurs des administrations financières et au contrôle de la Cour des comptes, lorsque «  les droits [sont] reconnus irrécouvrables pour des causes indépendantes de la diligence des receveurs  ». Mais il peut également, à notre avis, faire cette justification directement devant le juge du compte, qui d’ailleurs ne s’interdit pas de vérifier le bien-fondé de la décision d’admission en non-valeur [30].

La solution que nous vous proposons nous semble non seulement conforme aux textes et aux principes, mais opportune pour trois raisons. Tout d’abord, si vous deviez n’admettre la compétence de la Cour pour se faire justifier les diligences du comptable que sur le fondement d’un texte spécial, vous livreriez le droit financier à l’incohérence, car il n’y a à la liste des exceptions posées par les textes d’autre logique que l’histoire : des exceptions existent pour les produits des communes, comme nous l’avons dit, ainsi que pour ceux des départements [31], des offices d’habitation à loyer modéré [32] et des établissements publics nationaux [33], alors qu’il n’en existe pas pour les produits des régions et de l’État [34]. Il est donc fort opportun d’interpréter les textes qui mentionnent le pouvoir du juge des comptes de se faire justifier les diligences du comptable comme de simples confirmations d’une règle générale qui découle de la nature même des compétences respectives de la Cour et du ministre.

En second lieu, il faut savoir que, malgré votre célèbre arrêt du 8 juillet 1904 « Botta » (Rec. p. 557 concl. du président Romieu, S. 1905.3.81 note Hauriou, GAJA 12e éd. n° 14 p. 77), la Haute juridiction de la rue Cambon refuse de s’incliner devant votre jurisprudence qu’elle regarde comme inapplicable, et il faudrait pour l’y contraindre que le ministre forme un pourvoi contre un arrêt par lequel elle aurait dégagé la responsabilité du comptable, ce qu’il n’a jamais fait à notre connaissance, détail qui montre d’ailleurs que le ministre n’estime pas que la jurisprudence de la Cour des comptes la conduit à empiéter sur sa propre compétence. Il ne faut pas voir dans cette rébellion un vain entêtement, mais la ferme conviction des magistrats de la Cour qu’il est absolument impraticable d’examiner la responsabilité des comptables en recettes sans se prononcer sur leurs diligences. D’ailleurs, dans ses conclusions sur l’arrêt « Vèque », M. Frydman tout en plaidant pour une stricte limitation de la compétence du juge des comptes, avait néanmoins été conduit à lui ouvrir la possibilité d’examiner les diligences du comptable afin de contrôler la validité des réserves formulées en cas de changement de comptable.

Enfin, à supposer même que la Cour des comptes voulût bien se soumettre, les juridictions financières seraient conduites à prononcer, chaque année, des milliers de débets qui, pour la grande majorité d’entre eux, feraient l’objet d’une remise par le ministre. Outre que les services de la direction de la comptabilité publique se trouveraient littéralement submergés, nous craignons que la considération dont le juge des comptes doit jouir ne gagne rien à une telle situation et, pour cette raison, nous ne sommes pas insensible à l’argument selon lequel son rôle ne saurait être cantonné à une appréciation purement mécanique du défaut de recouvrement de créances devenues irrécouvrables.

Vous pouvez remédier à ces inconvénients sans remettre en cause ni ce que doit être la compétence du ministre, ni même le principe selon lequel le juge des comptes n’est juge que des éléments matériels du compte, en validant la jurisprudence constante de la Cour des comptes relative au recouvrement des recettes. Ajoutons que, si vous nous suiviez aujourd’hui, votre décision n’impliquerait pas par elle-même la remise en cause de la solution de la décision de 1989 « Ministre c/ Vèque » sur le point qu’elle a jugé, c’est-à-dire la condamnation du système de partage de la responsabilité entre les comptables qui ont pris successivement en charge une recette. D’une part, en effet, le partage de responsabilité entre plusieurs comptables peut conduire assez spontanément le juge financier à apprécier les fautes des uns et des autres et, de ce fait, à prendre le risque d’empiéter sur la compétence du ministre. D’autre part, et en tout état de cause, la solution demeurerait solidement fondée sur le second motif de l’arrêt, tiré des dispositions de l’article 60 III de la loi du 23 février 1963, qui concernent très précisément l’hypothèse de changement de comptable. Et il va de soi que, dans notre esprit, la solution que vous adopteriez en recettes ne remettrait pas en cause la jurisprudence concernant les dépenses, et notamment, bien entendu, l’arrêt « Nicolle » de 1907 : le président Romieu, à qui la particularité de la situation des comptables en recettes n’avait évidemment pas échappé, avait d’ailleurs pris le plus grand soin, dans ses conclusions, de réserver leur situation.

2. Quel que soit le raisonnement que vous reteniez pour écarter le premier moyen, le second moyen, tiré de la violation des stipulations de l’article 6-1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme faute pour la Cour d’avoir statué en audience publique, mérite quelques développements.

Le fait que le juge des comptes ne juge en principe que les comptes, à l’exclusion de toute appréciation du comportement personnel des comptables, a en effet été l’un des arguments qui vous ont conduits à admettre que le jugement des comptes des comptables publics n’entre pas dans le champ d’application de l’article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CE, 19 juin 1991, Ville d’Annecy c/ Dussolier, Rec. p. 242, AJDA 1992 p. 150 concl. R. Abraham ; Sect., 3 avril 1998, Mme Barthélémy, Rec. p. 129, RFDA 1998 (5) p. 1039 concl. F. Lamy – voir également : concl. du président Genevois sur : CE, Sect., 19 décembre 1980, Roques, publiées à la Rev. adm. 1981 p. 146).

Dans un avis du 2 octobre 1990 « Muyldermans c/ Belgique » (n° 12217/86 ; Rev. fr. finances publiques 1992 n° 37 pp. 177-189 note Montagnier), la Commission européenne des droits de l’homme avait pour sa part estimé que si l’article 6-1 de la Convention s’appliquait à la Cour des comptes belge, c’était parce que son contrôle s’étend à l’appréciation du comportement personnel du comptable et qu’elle fait varier le montant des sommes dues en fonction de la gravité des fautes commises.

a) Mais si la Cour des comptes, en examinant les diligences effectuées par le comptable pour le recouvrement d’une recette, se prononce, quoique de manière indirecte, sur le comportement de celui-ci, le débet qu’elle prononce ne saurait être regardé comme la sanction d’une faute, c’est-à-dire, selon la définition qu’en donne la Cour de Strasbourg, comme infligeant une « peine destinée notamment à exercer un effet dissuasif  » (CourEDH, 21 février 1984, Oztürk c/ Allemagne, série A n° 73 § 53). De ce fait, son arrêt ne saurait être regardé comme ressortissant à la matière pénale au sens de l’article 6-1.

Nous ne pensons pas non plus que le débet puisse être rapproché d’une réparation civile [35], compensant le préjudice que la négligence du comptable a causée à la collectivité publique, et ressortisse ainsi à des droits et obligations de caractère civil au sens de l’article 6-1. Vous n’ignorez pas que la Cour de Strasbourg considère que la notion de « droits et obligations de caractère civil » présente, dans la convention, un caractère autonome et qu’en conséquence : « il n’est pas nécessaire que les parties au litige soient des personnes privées  » et que « peu importent la nature de la loi suivant laquelle la contestation doit être tranchée (loi civile, commerciale, administrative…), et celle de l’autorité compétente en la matière (juridiction de droit commun, organe administratif)  » (CourEDH, 29 mai 1986, Deumeland c/ Allemagne, série A n° 100 § 60 ; 8 juillet 1987, Baraona c/ Portugal, série A n° 122 § 42). Par suite, la Cour n’hésite pas à faire entrer dans le champ d’application de l’article 6 les actions en responsabilité dirigées contre les personnes publiques (CourEDH, 26 mars 1992, Éditions Périscope c/ France, série A n° 234-B). On peut imaginer qu’a fortiori, entrerait dans le champ d’application de cet article une action en responsabilité dirigée par une personne publique contre une personne privée. Mais, précisément, nous ne croyons pas que l’action en reddition de compte puisse être assimilée à une telle action.

En effet, le contentieux devant le juge des comptes n’est pas une action intentée par la personne publique contre son comptable. Le juge des comptes est saisi de plein droit des comptes soumis à sa juridiction. C’est l’une des obligations du comptable, sous peine d’amende, de compter devant le juge des comptes. Ce n’est pas la personne publique qui le traduit devant cette juridiction pour obtenir la réparation du préjudice qu’elle estimerait avoir subi du fait de ses agissements. En conséquence, il nous semble que devant la Cour des comptes, il n’y a pas de « contestation » au sens de l’article 6-1., ce qui suppose l’existence entre les parties d’un différend que l’un des plaideurs porte devant un juge (CourEDH, 23 octobre 1985, Benthem c/ Pays-Bas, série A n° 97 § 32).

b) Si besoin en est, ce raisonnement peut être conforté par la considération que le comptable public n’est pas une personne privée ordinaire, mais un agent de la collectivité publique. On ne peut faire abstraction du fait que sa responsabilité est engagée dans un cadre tout à fait particulier, qui est celui des rapports entre la puissance publique et l’un de ses agents. La Cour de cassation belge, pour exclure la procédure suivie devant la Cour des comptes du champ d’application de l’article 6-1, s’était fondée sur le fait que « les droits et obligations [du comptable] à cet égard résultent de son appartenance à la fonction publique et de son statut, en sorte qu’ils doivent essentiellement être déterminés sur le fondement des règles du droit public  » (Cass., 2 octobre 1980, RG 6064, Pas. 1981 I p. 116 avec les concl. du procureur général Dumon ; 30 juin 1983, RG 6064 et RG 6830, Pas. 1983 I n°s 606 et 607 avec les concl. du procureur général Krings ; 1er décembre 1983, RG 6950, Pas. 1984 I n° 185). Comme nous l’avons indiqué, cette argumentation avait, en son temps, laissé insensible la Commission européenne des droits de l’homme.

Mais les données de la question ont évolué depuis que la Cour, par son arrêt du 8 décembre 1999 « Pellegrin c/ France » (n° 28.591/95, AJDA 2000 p. 530 chron. J.-F. Flauss, AJFP mai-juin 2000 p. 52), a réorienté sa jurisprudence relative à l’applicabilité de l’article 6-1 aux litiges concernant la fonction publique. Aujourd’hui, à l’exception des litiges en matière de pensions, les litiges intéressant les agents publics sont exclus du champ de l’article 6-1 lorsqu’ils ont trait à des questions intéressant la carrière des agents occupant des emplois que le droit communautaire permet de réserver aux nationaux parce qu’ils impliquent « la participation directe ou indirecte à l’exercice de la puissance publique  » ou « ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l’État ou des autres collectivités publiques  » (CJCE, 17 décembre 1980, Commission c/ Belgique, aff. n° 149-79, Rec. p. 3881, AJDA 1981 p. 137 note Boulouis, RTDE 1981 p. 286 note Druesne). Vous avez aussitôt faite vôtre cette jurisprudence (CE, 23 février 2000, L’Hermite, n° 192.480, à paraître au recueil).

Or, si l’on peut douter que les fonctions de comptable public impliquent « la participation directe ou indirecte à l’exercice de la puissance publique  », il nous paraît aisé d’admettre qu’elles « ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l’État ou des autres collectivités publiques  ». Dans son arrêt « Pellegrin c/ France  » précité, la Cour de Strasbourg avait relevé que les fonctions du requérant, coopérant, conseiller technique au ministère de l’économie, de la planification et du commerce de la Guinée équatoriale lui «  confér[aient] d’importantes responsabilités dans le domaine des finances publiques de l’État, domaine régalien par excellence  ». Par conséquent, en application de la jurisprudence la plus récente de la Cour de Strasbourg, et indépendamment de leur caractère pécuniaire, le jugement des comptes échappe au champ d’application de l’article 6-1.

III. Les cinq autres moyens soulèvent de moindres difficultés.

1. Tout d’abord, l’arrêt attaqué n’avait pas à mentionner l’audition de la requérante. D’une part, il est constant que celle-ci n’a pas demandé à être entendue ; d’autre part, l’article L.131-2 du code des juridictions financières, qui prévoit l’audition, sur leur demande, des requérants et des parties intéressés, n’est applicable qu’en matière de gestion de fait et non au jugement des comptes des comptables patents ; quant aux dispositions de l’article 23-1 du décret n° 85-199 du 11 février 1985 (désormais codifiées à l’article R.141-11 du code des juridictions financières), qui prévoient l’audition des observations des parties, elles ne sont applicables qu’aux audiences publiques au cours desquelles la cour statue à titre définitif sur une amende.

2. Ensuite, le réquisitoire du Procureur général du 2 mai 1997, par lequel ce magistrat s’est borné, conformément à l’article 4 du décret n° 85-199 du 11 février 1985, à transmettre l’appel formé par la requérante, et qui ne renfermait ainsi aucun élément qu’elle ne connût déjà, n’avait pas à lui être communiqué (CE, Sect., 6 janvier 1995, Gouazé, Rec. p. 13).

3. Trois moyens sont enfin articulés à l’encontre du débet de 1.296.250,56 francs, qui correspond à des paiements effectués en 1992 à la société anonyme SERRE-CHE PROMO. La chambre régionale des comptes, considérant que ces paiements correspondaient au règlement de prestations commerciales, avait demandé à Mme DESVIGNE de justifier que les prestations avaient fait l’objet d’un marché régulier. La requérante, dans son appel, avait soutenu qu’il ne s’agissait pas du paiement de prestations commerciales, mais de transferts financiers liés à l’exécution des engagements de la régie en tant qu’actionnaire de la société anonyme et qu’ainsi, un marché n’était pas nécessaire.

a) La Cour des comptes a admis cette argumentation, mais confirmé le débet en relevant que les paiements n’avaient pas été accompagnés des pièces justificatives exigées en pareil cas par le décret n° 83-16 du 13 janvier 1983 modifié. Dans un premier temps, la Cour a donc censuré le motif retenu par les premiers juges. Saisie par l’effet dévolutif de l’appel, elle devait alors statuer sur l’injonction prononcée par le jugement provisoire de la chambre régionale des comptes du 13 février 1996, qui invitait Mme DESVIGNE à apporter la «  preuve du versement dans la caisse de la régie de la somme [correspondante] ou toute autre justification à décharge  ». Par suite, la requérante ne pouvait se contenter, pour répondre à cette injonction, d’affirmer que les paiements ne correspondaient pas à des prestations commerciales mais à des relations d’actionnaire ; il lui appartenait de justifier, sans y être autrement invitée, que les paiements effectués dans ce cadre étaient réguliers, et notamment qu’ils étaient accompagnés des pièces justificatives exigées par la réglementation en pareil cas. La procédure devant la Cour des comptes a donc bien respecté la règle « du double arrêt », ce qui suffit à assurer son caractère contradictoire (CE, Sect., 2 mars 1973, Massé, Rec. p. 184 concl. du président Braibant), et vous n’aurez pas à entrer dans l’argumentation très développée de la requérante selon laquelle la Cour ne pouvait substituer d’office un moyen à celui retenu par les premiers juges sans la mettre à même de le discuter : Mme DESVIGNE a été d’autant mieux mise à même de discuter la question qu’elle l’a elle-même soulevée en réponse à l’injonction de la chambre régionale des comptes qui avait précisément déterminé les paiements litigieux.

b) En second lieu, l’arrêt de la Cour des comptes est, sur ce point, suffisamment motivé par l’indication que « le comptable n’a pas procédé aux vérifications nécessaires pour constater la régularité de la dette et celle du paiement  » assortie de la mention précise des pièces justificatives exigées et des textes en vertu desquels elles sont requises.

c) En troisième lieu, la Cour des comptes ne s’est en rien fondée sur une appréciation du comportement personnel de la requérante, mais s’est bornée à constater l’absence des pièces justificatives, dont il incombe aux comptables de vérifier la production avant d’exécuter une dépense, par application des dispositions des articles 12 et 13 du décret du 29 décembre 1962 portant règlement général sur la comptabilité publique, rendues applicables en l’espèce par l’article R.323-26 du code des communes.

PAR CES MOTIFS, nous concluons au rejet de la requête.


[1] A. Pomme de Mirimonde, La Cour des comptes, Paris, Sirey, 1947, p. 94

[2] article 1er du décret n° 64-1022 du 29 septembre 1964 relatif à la constatation et à l’apurement des débets des comptables publics et assimilés

[3] Le texte ne semble pas pouvoir avoir d’autre portée en ce qu’il vise la « mise en jeu » de la responsabilité du comptable devant le juge du compte. Il est évidemment étrange de paraître donner ainsi une portée juridique à un arrêt provisoire. Sans doute cette bizarrerie s’explique-t-elle par une malfaçon du texte, qui est rédigé comme si les arrêts provisoires avaient conservé la portée que leur conférait l’article 14 du décret du 28 pluviôse an III, en vertu duquel l’arrêt provisoire devenait définitif si le comptable n’avait pas répondu aux injonctions dans un délai de deux mois, système qui a été supprimé par l’arrêté des consuls du 29 frimaire an IX.

[4] voir notamment : Prosper Weil, « La règle de la “double juridiction” en matière de responsabilité des comptables publics », Revue de science et de législation financière, tome XLII, 1950, n° 4, pp. 574-604 ; Francis J. Fabre, « Sur la réforme de la Cour des comptes », Rev. adm., n° 128, mars-avril 1969, p. 186 ; Francis J. Fabre, « Réflexions sur le régime particulier de responsabilité des comptables publics », Rev. adm., n° 133, janvier-février 1970, pp. 32-36 et n° 134, mars-avril 1970, pp. 181-185 ; R. Barberye, « L’appréciation de la responsabilité pécuniaire des comptables publics », Rev. adm., n° 150, novembre-décembre 1972, pp. 593-597 ; Robert Ludwig, « Sur l’effectivité de la responsabilité des comptables publics et assimilés », Annales de l’Université des sciences sociales de Toulouse, n° spécial, Actes des journées Cour des comptes – Université, Toulouse, Université des sciences sociales, 1979, pp. 145-329

[5] Édouard Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, Paris, Berger Levrault, 1887, tome I, p. 359

[6] Jean Romieu, concl. sur : CE, 12 juillet 1907 « Ministre des finances c/ Nicolle, trésorier-payeur-général du département de la Corse », Rec. 1907 p. 660 : « Le jugement de la ligne de compte, qui appartient au juge des comptes, est à l’égard du comptable en dépense, plus sévère que le jugement de la conduite du comptable, qui appartient au juge administratif de droit commun. »

[7] concl. sous CE, 18 décembre 1903 « Dame Greliche, Jossaud et département de la Drôme », Rec. 1903 p. 798

[8] Rec. 1907 p. 659

[9] Prosper Weil, « La règle de la “double juridiction” en matière de responsabilité des comptables publics », Revue de science et de législation financière, tome XLII, 1950, n° 4, pp. 578-579

[10] voir, rappelant cette explication : Jacques Magnet, « Que juge le juge des comptes ? », Rev. fr. finances publiques, n° 26, 1989, pp. 120-121 ; et, dans le sens de cette opinion : CE, 7 février 1848, Duffo, Rec. p. 65, « Considérant qu’il ne s’agit pas de réviser, pour erreur, omission ou double emploi, les comptes du sieur Duffo précédemment réglés et assurés par notre Cour des comptes, mais bien d’apprécier des faits et actes pouvant engager la responsabilité du comptable, et dont l’existence n’a été révélée que par une contre-vérification faite sur les registres et dans la circonscription du bureau »

[11] La jurisprudence le justifie en relevant que la décision ministérielle est « purement conservatoire des droits du Trésor » (CE, 17 juillet 1816, Laurence, Rec. p. 87 ; 27 octobre 1944, Dme Vve Artaud, Rec. p. 272 ; 13 mars 1957, Mahieux-Barbier, Rec. p. 166, AJDA 1957 p. 176 note Drago).

[12] Dans le sens de cette opinion : E. Allix, Traité élémentaire de science des finances et législation financière française, 5e éd., 1927, p. 365 ; J. Romieu, concl. préc., Rec. 1907 p. 659 ; P. Weil, art. cit., p. 577 ; A. Bacquet, concl. non publiées sous CE, Ass, 20 novembre 1981, Ministre du budget c/ Rispail et autres, p. 8 ; noter toutefois dans le sens de l’opinion contraire : Édouard Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, Paris, Berger Levrault, 1887, tome I, p. 360, citant deux arrêts considérés comme contestables par le président Romieu, et qui peuvent se justifier par les dispositions de l’article 4 dernier alinéa de l’ordonnance du 8 décembre 1832, non reprises à l’article 325 du décret du 31 mai 1862 : CE, 4 septembre 1840, Bricogne, Rec. p. 370 ; 7 février 1848, Duffo, Rec. p. 65

[13] Le ministre pourrait alors uniquement accorder préventivement décharge au comptable, avant l’intervention de la décision du juge des comptes (pour un exemple : CE, 18 décembre 1903, Dme Greliche, Jossaud et département de la Drôme, préc., sol. impl.).

[14] sans qu’il soit possible de la confronter à l’article 6-1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme qui n’est pas applicable en la matière

[15] Dans leur rédaction antérieure au décret n° 88-621 du 6 mai 1988, ces dispositions reprenaient sous une forme abrégée celles de l’article R.241-22, à l’article R.323-27 : « L’agent comptable est, sous sa responsabilité propre, chargé : - de la perception des recettes […] Il veille à la conservation des droits de la régie et au recouvrement des revenus et créances de toute nature. » Dans un souci de simplification, le décret du 6 mai 1988 a supprimé ces dispositions et inséré à l’article R.323-26 la disposition suivante : l’agent comptable « est soumis, sous sa responsabilité personnelle et pécuniaire, à l’ensemble des obligations qui incombent aux comptables publics en vertu du décret n° 62-1587 du 29 décembre 1962 portant règlement général sur la comptabilité publique. »

[16] D.P. 1862.4.83

[17] E. Laferrière, Op. cit., tome I, pp. 360-361

[18] ibid., p. 361

[19] Pierre Marquès di Braga et Camille Lyon, Traité des obligations et de la responsabilité des comptables publics, Paris, Dupont, 1890, 6 vol., tome I, pp. 346-347 § 88 ; voir également : id. auct., « Trésor public », au Répertoire du droit administratif (Léon Béquet dir.), p. 201 § 1309

[20] voir cependant : Gérard Ducher, La Cour des comptes, juge d’appel, Paris, Berger Levrault, 1994, p. 35

[21] « Considérant que les comptables publics sont personnellement et pécuniairement responsables du recouvrement des recettes (loi du 23 février 196, article 60.I) ; qu’il leur appartient de faire toutes diligences en vue de ce recouvrement, cette obligation étant particulièrement fondée, pour ce qui concerne les receveurs municipaux, sur les dispositions de l’article 1 de l’arrêté des consuls du 19 vendémiaire an XII et de l’article R.241-22 du code des communes »

[22] Le code des communes reproduit l’erreur qui figure dans le décret du 31 mai 1862, lequel se réfère à l’arrêté du « 29 vendémiaire an XII ». L’ordonnance du 31 mai 1838 porte, elle, la référence exacte à l’arrêté du 19 vendémiaire an XII. Cette erreur de date a été corrigée dans le code général des collectivités territoriales.

[23] Marquès di Braga, « Trésor Public », Répertoire du droit administratif (répertoire Béquet), § 1309 p. 201

[24] Prosper Weil, art. cit., p. 603

[25] René Chapus, in Annales de l’Université des sciences sociales de Toulouse, n° spécial, Actes des journées Cour des comptes – Université, Toulouse, Université des sciences sociales, 1979

[26] P. Weil, art. cit., p. 586

[27] E. Laferrière, Op. cit., tome II, p. 350

[28] dans le cadre de la demande en décharge

[29] J. Magnet, « Que juge le juge des comptes ? », Rev. fr. finances publiques 1989 n° 26 p. 120

[30] qui constitue « une simple mesure d’ordre administratif et budgétaire [qui] ne saurait mettre en échec la compétence générale que le juge des comptes tient […] de la loi » (C. comptes, 22 mai 1980, Roussel, trésorier payeur général de l’Oise, Rec. p. 71 – dans le même sens : C. comptes, 6 juin 1895, Langle, hospice de Limoges, Rec. p. 31 ; 2 août 1940, Charret, commune d’Igny-le-Jard, Rec. p. 91 ; 25 janvier 1984, Robert, Centre national des lettres, Rec. p. 34)

[31] article 64 de la loi du 10 août 1871 devenu article L.3342-1 du code général des collectivités territoriales : « Le comptable [du département] chargé du recouvrement des ressources éventuelles est tenu de faire, sous sa responsabilité, toutes les diligences nécessaires pour la rentrée de ces produits. » ; article 24 de la loi du 18 juillet 1892 ; articles 72, 74, 75 et 229 du décret du 12 juillet 1893

[32] article 6 du décret du 3 mars 1951

[33] articles 159 et 196 du décret n° 62-1587 du 29 décembre 1962 portant règlement général sur la comptabilité publique : « Dans le cadre des obligations qui lui incombent en vertu des articles 11, 12 et 13 ci-dessus, l’agent comptable de l’établissement est tenu notamment de faire diligence pour assurer la rentrée de toutes les ressources de l’établissement… »

[34] Encore, pour les produits de l’État, ne faut-il pas s’exagérer l’importance des recettes en cause, puisque, pour les impôts directs et les droits recouvrés au comptant, tels que les impôts indirects et les droits de douane, et en vertu de dispositions spéciales, la responsabilité des comptables est engagée de plein droit faute de recouvrement dans un délai préfix.

[35] « L’action en reddition de compte doit précisément permettre la réparation du préjudice, en cours d’instance, si le comptable parvient à rétablir sa situation à la suite des injonctions du juge (...), ou à l’issue de l’instance, par la mise à exécution de l’arrêt de débet rendu à l’encontre du comptable qui n’a pu rétablir sa situation. » (Francis Fabre et Anne Froment-Meurice, Les Grands arrêts de la jurisprudence financière, Paris, Dalloz, 4e éd., 1996, p. 78)

© - Tous droits réservés - Alain SEBAN - 10 novembre 2001

 


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