Cour administrative d’appel de Marseille, 18 octobre 2001, n° 00MA01668, Ministre de l’emploi et de la solidarité

L’Etat, qui n’a d’ailleurs diligenté aucune étude pour compléter et préciser les études sectorielles disponibles, n’a pris aucune mesure destinée à prévenir le risque résultant d’une exposition professionnelle aux poussières d’amiante avant 1977 et ne justifie pas ainsi avoir satisfait à ses obligations en matière de protection de la santé publique et notamment en ce qui concerne la sécurité des travailleurs.

COUR ADMINISTRATIVE D’APPEL DE MARSEILLE

N° 00MA01668

MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ

M. ROUSTAN, Président

M. HERMITTE, Rapporteur

M. BENOIT, Commissaire du gouvernement

Séance du 4 octobre 2001

Lecture du 18 octobre 2001

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LA COUR ADMINISTRATIVE D’APPEL DE MARSEILLE

Vu le recours, enregistré au greffe de la Cour administrative d’appel de Marseille le 28 juillet 2000 sous le n° 00MA01668, présenté par la MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ, qui demande à la Cour

1°/ d’annuler le jugement n° 99-6941 en date du 30 mai 2000 par lequel le Tribunal administratif de Marseille a déclaré l’Etat responsable des conséquences dommageables résultant du décès de M. B. et ordonné une expertise sur le préjudice subi ;

2°/ de rejeter la demande des consorts B. ;

La ministre fait valoir qu’en ce qui concerne tout d’abord l’insuffisance alléguée de veille scientifique, si la cancérogénéité de l’amiante a été mise en évidence en 1950 dans le domaine du textile, il a fallu attendre 1995 pour qu’une étude plus ample soit réalisée par l’Institut national de la science et de la recherche médicale, laquelle fait autorité en la matière et met en évidence les controverses existantes ; que dans ces conditions et compte tenu de l’état des connaissances scientifiques sur le sujet, il n’est pas possible de fixer précisément une date à partir de laquelle des investigations complémentaires auraient dû être menées ; que les autorités publiques ne disposaient d’ailleurs pas à cette époque, caractérisée par un contexte différent, d’outils de veille sanitaire ; que le débat sur le danger représenté par l’amiante s’est poursuivi jusque dans les années 90 ; que même si une veille sanitaire avait été plus précocement mise en place, son champ aurait été nécessairement limité par les contraintes scientifiques de l’époque ; qu’en ce qui concerne ensuite la mise en place d’une réglementation spécifique, il n’est pas établi que des mesures particulières au risque lié à l’amiante étaient nécessaires alors qu’existaient des normes destinées à limiter l’empoussièrement des lieux de travail, suffisantes pour parer aux risques encourus, en l’état des connaissances de l’époque ; que les employeurs étaient tenus de respecter ces mesures ; que les risques liés à l’inhalation d’amiante, découverts dans des circonstances particulières, ont appelé une réponse des pouvoirs publics dès 1977 ; que les mesures édictées l’ont été rapidement et étaient suffisantes ; que d’autres produits dangereux, tels que la silice, ne faisaient pas davantage l’objet d’une réglementation ; que les autres pays européens ne sont intervenus que plus tard dans ce domaine ; que le principe de précaution tel que défini par la loi du 2 février 1995, dont la portée est d’ailleurs encore largement débattue, ne peut être appliqué à des situations antérieures à sa formalisation et sans tenir compte de la situation de l’époque ; que ce principe doit enfin être interprété de façon prudente ; qu’en conséquence, l’Etat doit être regardé comme ayant pris en temps utile les mesures adaptées, en vue de prévenir les risques connus liés à l’amiante et ne peut donc voir sa responsabilité engagée pour une quelconque carence en ce domaine ;

Vu le jugement attaqué ;

Vu, enregistré le 8 novembre 2000, le mémoire présenté pour la CAISSE PRIMAIRE CENTRALE D’ASSURANCE MALADIE DES BOUCHES-DU-RHÔNE, représentée par son directeur, par Me DEPIEDS et LACROIX, avocats ; La CAISSE PRIMAIRE CENTRALE D’ASSURANCE MALADIE DES BOUCHES-DU-RHÔNE demande à la Cour

1°/ de confirmer le jugement attaqué ;

2°/ de condamner l’Etat à lui payer les sommes de

- 25.904,70 F au titre du capital versé à la suite du décès de M. B., avec intérêts de droit, ainsi que toute notes ultérieures qu’elle pourrait être amenée à régler ;

- 3.000 F sur le fondement de l’article L.8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ;

Vu, enregistré le 14 mai 2001, le mémoire en défense présenté pour Mme Marie-Louise B., M. Didier B., M. Noël B., Mme Isabelle B., Mme Sylvie B., Mme Angélique B., par Me JOISSAINS-MASINI, avocat, qui demandent à la Cour de confirmer le jugement entrepris ;

Ils font valoir que leur demande a été jugée à bon droit recevable par le tribunal administratif, ce que confirmera la Cour ; que le lien de causalité entre l’inhalation d’amiante dans le cadre de l’activité professionnelle de la victime et l’affection qui s’est déclarée est établi ; que l’Etat ne démontre pas l’existence du fait d’un tiers susceptible de l’exonérer de sa responsabilité ; que d’ailleurs des décès peuvent survenir alors même que les normes maximales fixées par les textes sont respectées ; que la responsabilité de l’Etat doit être engagée pour faute résultant de l’absence d’intervention pour limiter voire interdire l’usage de l’amiante, en application du principe de précaution ; que les premières mesures ont été édictées tardivement en France en ce domaine ; que ces mesures étaient en outre insuffisantes ; que d’ailleurs, sur ce point, le seuil maximal a été réduit par vingt de 1977 à 1996 ; que la dangerosité du seuil retenu en 1977 a été reconnue par une directive européenne de 1983 ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code de la santé publique ;

Vu le code de la sécurité sociale ;

Vu le code du travail ;

Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ;

Vu le code de justice administrative ;

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience ;

Après avoir entendu au cours de l’audience publique du 4 octobre 2001

- le rapport de M. HERMITTE, premier conseiller ;

- les observations Me JOISSAINS-MASINI pour les consorts B. ;

- les observations de Me LEFLOCH de la S.C.P. DEPIEDS et LACROIX pour la CAISSE RIMAIRE CENTRALE D’ASSURANCE MALADIE DES BOUCHES-DU-RHÔNE ;

- et les conclusions de M. BENOIT, premier conseiller

Considérant que M. Marc B., décédé le 21 décembre 1996 des suites d’un cancer bronchique, a été salarié de la Société Eternit entre 1964 et 1971 ; que ses héritiers, imputant ce décès à l’inhalation par la victime de poussières d’amiante dans le cadre des emplois qu’elle a occupés pendant la période susmentionnée, ont recherché devant le Tribunal administratif de Marseille la responsabilité de l’Etat pour sa carence dans la gestion du risque auquel la victime a été exposée à l’occasion de son activité professionnelle ; que, par le jugement attaqué en date du 30 mai 2000, le Tribunal administratif de Marseille a déclaré l’Etat responsable du préjudice subi par M. B. ; que la MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ fait appel de ce jugement ;

Sur la responsabilité de l’Etat :

Considérant qu’il résulte de l’instruction, que le risque pour une personne de développer une affection respiratoire à la suite de l’inhalation de fibres d’amiante a été mis en évidence, en France, en 1906, dans un rapport établi par un inspecteur du travail ; que ce risque a été précisé en 1930 par l’établissement d’une relation entre l’importance de l’exposition à l’amiante et l’augmentation du risque de développer une pathologie respiratoire ; que dès 1931, la Grande-Bretagne a pris des dispositions pour limiter l’exposition professionnelle aux fibres d’amiante ; que les pouvoirs publics français ont créé en 1945 un tableau spécifique aux affections respiratoires liées à l’amiante dans le cadre de la législation sur les maladies professionnelles, tableau qui a fait l’objet de modifications ultérieures, dès 1950 notamment, par l’inscription successive de nouvelles affections ; qu’en 1946, aux Etats-Unis, des recommandations ont été formulées par l"American Collège of Governmental Industrials hygienists" pour limiter l’inhalation de ce matériau ; que le caractère cancérigène de l’amiante a été mis en évidence, en Angleterre, dès le milieu des années 50 ; qu’ainsi, dès cette époque, les pouvoirs publics ne pouvaient plus ignorer que l’exposition professionnelle aux fibres d’amiante présentait des risques sérieux pour la santé des personnes concernées ; que si la MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ soutient que la législation et la réglementation de l’époque relatives aux conditions de travail et notamment les dispositions imposées aux employeurs fixant les normes définissant la teneur maximale en poussières de l’air dans les locaux professionnels étaient suffisantes pour limiter le risque de développer une maladie consécutive à une exposition à de la poussière d’amiante, elle n’apporte aucun élément permettant d’établir que lesdites mesures pouvaient être regardées comme adaptées au risque ainsi encouru en l’état des connaissances scientifiques de l’époque ; que l’Etat, qui n’a d’ailleurs diligenté aucune étude pour compléter et préciser les études sectorielles disponibles, n’a pris aucune mesure destinée à prévenir le risque résultant d’une exposition professionnelle aux poussières d’amiante avant 1977 et ne justifie pas ainsi avoir satisfait à ses obligations en matière de protection de la santé publique et notamment en ce qui concerne la sécurité des travailleurs ; que la MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ ne saurait utilement se prévaloir ni du retard avec lequel d’autres Etats ont réagi face à ce problème ni de la difficulté de procéder à l’époque des faits en litige à une étude de grande ampleur sur le risque représenté par l’amiante, dont il n’est pas établi quelle aurait été impossible ; qu’il suit de là que c’est à bon droit que les premiers juges ont estimé que la responsabilité de l’Etat pouvait être engagée du fait de ses carences dans la prévention des risques liés à l’exposition professionnelle aux poussières d’amiante ;

Considérant qu’il résulte de l’instruction, et notamment des conclusions du rapport d’expertise joint au dossier, que l’affection respiratoire qui a provoqué le décès de M. B., survenu le 21 décembre 1996, est due à l’inhalation par ce dernier de poussières d’amiante auxquelles il a été exposé dans le cadre de son activité professionnelle pour le compte de la Société Eternit, entre 1964 et 1971 ; que par suite, le lien de causalité entre la faute de l’Etat et le décès de M. B. est établi ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède, que la MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Marseille a retenu la responsabilité de l’Etat s’agissant du préjudice résultant du décès de M. B. ;

Sur les conclusions de la CAISSE PRIMAIRE CENTRALE D’ASSURANCE MALADIE DES BOUCHES-DU-RHÔNE tendant au remboursement de ses débours :

Considérant que dans le jugement attaqué, les premiers juges, après avoir retenu la responsabilité de l’Etat, ont ordonné une expertise médicale aux fins de déterminer et d’évaluer le préjudice subi par les consorts B. avant de déterminer les droits de la caisse ; que par suite, les conclusions de la CAISSE PRIMAIRE CENTRALE D’ASSURANCE MALADIE DES BOUCHES-DU- RHÔNE tendant obtenir le remboursement de ses débours présentées dans le cadre de la présente instance ne sont pas recevables et doivent être rejetées ;

Sur les frais non compris dans les dépens :

Considérant qu’aux termes des dispositions de l’article L.761-1 du code de justice administrative : "Dans toutes les instances devant les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu’il n’y a pas lieu à cette condamnation" ;

Considérant que, dans les circonstances de l’espèce, il n’est pas inéquitable de laisser entièrement à la charge de la CAISSE PRIMAIRE CENTRALE D’ASSURANCE MALADIE DES BOUCHES-DU-RHÔNE les frais non compris dans les dépens qu’elle a exposés dans le cadre de la présente instance ; que par suite, il y a lieu de rejeter ses conclusions tendant à ce que l’Etat soit condamné à lui verser une somme sur le fondement des dispositions de l’article L.761-1 du code de justice administrative ;

D E C I D E :

Article 1er : Le recours de la MINISTRE DE L’EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ est rejeté.

Article 2 : Les conclusions de la CAISSE PRIMAIRE CENTRALE D’ASSURANCE MALADIE DES BOUCHES-DU-RHÔNE sont rejetées.

Article 3 : La demande de la CAISSE PRIMAIRE CENTRALE D’ASSURANCE MALADIE DES BOUCHES-DU-RHÔNE présentée sur le fondement de l’article L.761-1 du code de justice administrative est rejetée.

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