Conseil d’Etat, 4 juin 2008, n°301776, Société Sarplex

Lorsqu’une entreprise a déduit en charges une dépense réellement supportée, conformément à une facture régulière relative à un achat de prestations ou de biens dont la déductibilité par nature n’est pas contestée par l’administration, celle-ci peut demander à l’entreprise qu’elle lui fournisse tous éléments d’information en sa possession susceptibles de justifier la réalité et la valeur des prestations ou biens ainsi acquis ; que la seule circonstance que l’entreprise n’aurait pas suffisamment répondu à ces demandes d’explication ne saurait suffire à fonder en droit la réintégration de la dépense litigieuse, l’administration devant alors fournir devant le juge tous éléments de nature à étayer sa contestation du caractère déductible de la dépense. Le juge de l’impôt doit apprécier la valeur des explications qui lui sont respectivement fournies par le contribuable et par l’administration.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 301776

SOCIETE SPARFLEX

M. Vincent Daumas
Rapporteur

Mme Nathalie Escaut
Commissaire du gouvernement

Séance du 19 mai 2008
Lecture du 4 juin 2008

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d’Etat statuant au contentieux

(Section du contentieux, 8ème et 3ème sous-sections réunies)

Sur le rapport de la 8ème sous-section de la section du contentieux

Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 19 février et 9 mai 2007 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés pour la SOCIETE SPARFLEX, dont le siège est ZA de Dizy à Epernay (51200) ; la SOCIETE SPARFLEX demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler l’arrêt du 14 décembre 2006 par lequel la cour administrative d’appel de Nancy a rejeté sa requête tendant, d’une part, à l’annulation du jugement du 1er juillet 2003 du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne en tant qu’il a rejeté sa demande tendant à la décharge des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre des exercices clos en 1990, 1991 et 1992, en conséquence de la procédure de redressement de la SNC Div’Air dont elle était l’associée, d’autre part, à ce que soit prononcée la décharge demandée ;

2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 3 000 euros en application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la Constitution, notamment son préambule ;

Vu la convention fiscale conclue entre la France et les Etats-Unis d’Amérique le 28 juillet 1967, modifiée, publiée au Journal officiel de la République Française du 27 octobre 1985, notamment son article 26 ;

Vu le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Vincent Daumas, Maître des Requêtes,

- les observations de Me Odent, avocat de la SOCIETE SPARFLEX,

- les conclusions de Mme Nathalie Escaut, Commissaire du gouvernement ;

Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société en nom collectif Div’Air a fait l’objet d’une vérification de comptabilité portant sur les années 1990 à 1992, au terme de laquelle l’administration a remis en cause, d’une part, la déduction de son résultat au titre de l’année 1990, opérée sur le fondement de l’article 238 bis HA du code général des impôts, de la valeur d’un avion de marque Cessna, immatriculé N-4EK, qu’elle avait pris en crédit-bail, d’autre part, le montant des charges de loyer déduites au titre des années 1991 et 1992 à raison de la mise à sa disposition de ce même appareil, dont l’administration a estimé qu’elles revêtaient un caractère excessif ; que les rehaussements des résultats de la société Div’Air qui en ont découlé ont été imposés au titre de l’impôt sur les sociétés de la SOCIETE SPARFLEX, à raison des parts de la société Div’Air détenues par celle-ci ; qu’après avoir vainement contesté ces rehaussements devant l’administration, la SOCIETE SPARFLEX a saisi du litige le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne qui, après avoir prononcé un non-lieu à statuer partiel à raison du dégrèvement, prononcé par l’administration en cours d’instance, des pénalités dont les suppléments d’impôt contestés avaient été assortis, a rejeté le surplus de ses conclusions ; que ce jugement a été confirmé par un arrêt de la cour administrative d’appel de Nancy en date du 14 décembre 2006 contre lequel la SOCIETE SPARFLEX se pourvoit en cassation ;

Sur l’imposition en litige au titre de l’année 1990 :

Considérant qu’aux termes de l’article 238 bis HA du code général des impôts, applicable aux impositions en litige : "I. Les entreprises soumises à l’impôt sur les sociétés ou assujetties à un régime réel d’imposition peuvent déduire de leurs résultats imposables une somme égale au montant total des investissements productifs réalisés dans les départements de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de la Réunion à l’occasion de la création ou l’extension d’exploitations appartenant aux secteurs d’activité de l’industrie, de la pêche, de l’hôtellerie, du tourisme, des énergies nouvelles, de l’agriculture, du bâtiment et des travaux publics, des transports et de l’artisanat. La déduction est opérée sur le résultat de l’exercice au cours duquel l’investissement est réalisé (.). / V. Les dispositions du présent article sont applicables entre le 15 septembre 1986 et le 31 décembre 1996. / Un décret précise, en tant que de besoin, les modalités de leur application" ; qu’aux termes de l’article 46 quaterdecies A de l’annexe III au code général des impôts, applicable à ces mêmes impositions : "Les investissements productifs que les entreprises soumises à l’impôt sur les sociétés ou assujetties à un régime réel d’imposition peuvent déduire de leurs résultats imposables en vertu de l’article 238 bis HA-I du code général des impôts s’entendent des acquisitions ou créations d’immobilisations neuves, amortissables, affectées aux opérations professionnelles des établissements exploités dans les départements d’outre-mer et appartenant aux secteurs d’activité de l’industrie, de la pêche, de l’hôtellerie, du tourisme, des énergies nouvelles, de l’agriculture, du bâtiment et des travaux publics, des transports et de l’artisanat" ;

Considérant qu’il ressort des dispositions précitées de l’article 238 bis HA du code général des impôts que l’objet de la loi est d’encourager notamment les investissements productifs directs réalisés à l’occasion de la création ou de l’extension d’exploitations appartenant aux secteurs éligibles ; que la cour administrative d’appel de Nancy a commis une erreur de droit en jugeant qu’en limitant les investissements productifs ainsi entendus aux seules acquisitions ou créations d’immobilisations neuves, l’article 46 quaterdecies A de l’annexe III au code général des impôts n’a pas restreint la portée de la loi ; que la SOCIETE SPARFLEX est fondée, pour ce motif, à demander l’annulation de l’arrêt attaqué en tant qu’il statue sur le supplément d’impôt sur les sociétés mis à sa charge au titre de l’année 1990, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de son pourvoi dirigés contre cette partie de l’arrêt ;

Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application des dispositions de l’article L. 821-2 du code de justice administrative et de régler, dans cette mesure, l’affaire au fond ;

Considérant qu’il suit de ce qui vient d’être dit que la SOCIETE SPARFLEX est fondée à soutenir que c’est à tort que le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté sa demande en décharge du supplément d’impôt sur les sociétés auquel elle a été assujettie au titre de l’année 1990, au motif que l’avion à raison duquel la société Div’Air avait opéré une déduction pour investissement en application de l’article 238 bis HA du code général des impôts était un bien d’occasion ;

Considérant toutefois qu’il appartient au Conseil d’Etat, saisi du litige par l’effet dévolutif de l’appel, d’examiner les autres moyens invoqués en défense par l’administration, tant en première instance qu’en appel ;

Considérant que l’administration soutient que l’avion exploité par la société Div’Air ne peut être regardé, pour l’application de l’article 238 bis HA du code général des impôts, précité, comme un investissement productif réalisé dans les départements de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique ou de la Réunion ; que cependant, si l’administration affirme que la société Div’Air ne disposait d’aucune installation à l’adresse guadeloupéenne à laquelle elle était réputée exercer son activité, ce qui est au demeurant contesté, il est en revanche constant que la société proposait ses services à partir de l’aéroport de Pointe-à-Pitre ; que dans ces conditions, la circonstance que l’entretien et la maintenance de l’appareil étaient assurés aux Etats-Unis est sans incidence sur le lieu d’exploitation effective de celui-ci, alors au surplus que la société requérante fait valoir sans être contredite que les matériels et le personnel nécessaires pour procéder à ces opérations n’existaient pas, en ce qui concerne le type de l’appareil en litige, dans les départements d’outre-mer ; qu’enfin, si l’administration prétend que l’appareil objet du litige effectuait principalement des vols en provenance ou à destination d’aéroports situés en dehors des départements d’outre-mer, ces allégations ne sont nullement corroborées par les données recueillies auprès des services de l’aviation civile dont elle se prévaut ; que dans ces conditions, il résulte de l’instruction que l’exploitation de l’avion utilisé par la société Div’Air doit être regardée comme se rattachant au territoire des départements d’outre-mer ; que, par suite, la SOCIETE SPARFLEX est fondée à soutenir que c’est à tort que le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté ses conclusions tendant à la décharge du supplément d’impôt sur les sociétés auquel elle a été assujettie au titre de l’année 1990, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de sa requête dirigés contre cette imposition ;

Sur les impositions en litige au titre des années 1991 et 1992 :

Considérant qu’aux termes de l’article 26 de la convention fiscale conclue entre la France et les Etats-Unis le 28 juillet 1967 et modifiée par un avenant du 17 janvier 1984 : "Les autorités compétentes des Etats contractants échangeront les renseignements nécessaires pour l’application des dispositions de la présente convention ou pour prévenir la fraude ou l’évasion fiscale en ce qui concerne les impôts qui font l’objet de cette convention. Tout renseignement ainsi échangé est tenu secret et ne peut être communiqué qu’aux personnes (y compris les tribunaux et les organismes administratifs) qui sont chargées de l’assiette, du recouvrement, de l’administration, de la perception, des poursuites ou de la détermination des recours relatifs aux impôts faisant l’objet de la présente convention" ; que ces stipulations n’ont pas par elles-mêmes pour objet de faire obstacle à la communication au juge administratif compétent en cette matière, par l’administration fiscale, de renseignements recueillis dans le cadre de cette convention ; que, toutefois, le juge administratif est tenu de ne statuer, conformément aux principes généraux de la procédure, qu’au vu des seules pièces du dossier qui ont été communiquées aux parties ; qu’il lui appartient dès lors, si l’administration choisit de transmettre au juge de l’impôt les renseignements, y compris les documents, échangés dans le cadre de la convention, de les communiquer à la partie adverse ; que, dans le cas inverse, il lui appartient, dans l’exercice de ses pouvoirs de direction de la procédure, de prendre toutes mesures propres à lui procurer, par les voies de droit, les éléments de nature à lui permettre de former sa conviction sur les points en litige ;

Considérant qu’il résulte de ce qui vient d’être dit que la cour, en jugeant, alors que la SOCIETE SPARFLEX faisait valoir qu’elle ne pouvait, sans porter atteinte au caractère contradictoire de la procédure juridictionnelle, se fonder sur des informations qui ne lui avaient pas été communiquées, que le secret résultant des seules stipulations précitées s’opposait à la divulgation au contribuable des renseignements que l’administration détenait par l’exercice du droit de communication vis-à-vis des services fiscaux américains prévu par la convention, a commis une erreur de droit ; que la SOCIETE SPARFLEX est fondée, pour ce motif, à demander l’annulation de l’arrêt attaqué en tant qu’il statue sur les suppléments d’impôt sur les sociétés mis à sa charge au titre des années 1991 et 1992, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de son pourvoi dirigés contre cette partie de l’arrêt ;

Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application des dispositions de l’article L. 821-2 du code de justice administrative et de régler, dans cette mesure, l’affaire au fond ;

Considérant qu’aux termes du 1 de l’article 39 du code général des impôts : "Le bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges, celles-ci comprenant (.) notamment : 1° Les frais généraux de toute nature (.)" ; que si, en vertu des règles gouvernant l’attribution de la charge de la preuve devant le juge administratif, applicables sauf loi contraire, il incombe, en principe, à chaque partie d’établir les faits qu’elle invoque au soutien de ses prétentions, les éléments de preuve qu’une partie est seule en mesure de détenir ne sauraient être réclamés qu’à celle-ci ; qu’il appartient, dès lors, au contribuable, pour l’application des dispositions précitées du code général des impôts, de justifier tant du montant des charges qu’il entend déduire du bénéfice net défini à l’article 38 du code général des impôts que de la correction de leur inscription en comptabilité, c’est-à-dire du principe même de leur déductibilité ; que le contribuable apporte cette justification par la production de tous éléments suffisamment précis portant sur la nature de la charge en cause, ainsi que sur l’existence et la valeur de la contrepartie qu’il en a retirée ; que dans l’hypothèse où le contribuable s’acquitte de cette obligation, il incombe ensuite au service, s’il s’y croit fondé, d’apporter la preuve de ce que la charge en cause n’est pas déductible par nature, qu’elle est dépourvue de contrepartie, qu’elle a une contrepartie dépourvue d’intérêt pour le contribuable ou que la rémunération de cette contrepartie est excessive ;

Considérant qu’en vertu de ces principes, lorsqu’une entreprise a déduit en charges une dépense réellement supportée, conformément à une facture régulière relative à un achat de prestations ou de biens dont la déductibilité par nature n’est pas contestée par l’administration, celle-ci peut demander à l’entreprise qu’elle lui fournisse tous éléments d’information en sa possession susceptibles de justifier la réalité et la valeur des prestations ou biens ainsi acquis ; que la seule circonstance que l’entreprise n’aurait pas suffisamment répondu à ces demandes d’explication ne saurait suffire à fonder en droit la réintégration de la dépense litigieuse, l’administration devant alors fournir devant le juge tous éléments de nature à étayer sa contestation du caractère déductible de la dépense ; que le juge de l’impôt doit apprécier la valeur des explications qui lui sont respectivement fournies par le contribuable et par l’administration ;

Considérant qu’il n’est pas contesté que les loyers déduits en charge par la société Div’Air, calculés à partir du prix d’achat par le bailleur de l’avion mis à la disposition de cette dernière, sont justifiés par des factures dont ni la régularité ni la réalité n’a été mise en cause par l’administration ; que celle-ci se borne à faire état, à l’appui de sa contestation du caractère excessif des loyers, d’informations fournies par l’administration américaine selon lesquelles le prix d’achat retenu pour leur calcul aurait été exagéré ; que cependant, elle ne produit pas les documents dont elle se prévaut, ni ne fournit aucun autre élément qui serait susceptible d’étayer ses allégations ; qu’ainsi, et sans qu’il soit besoin d’ordonner un supplément d’instruction sur ce point, l’administration n’apporte pas la preuve qui lui incombe que la rémunération par les loyers litigieux de la prestation représentée par la mise à disposition de l’avion serait excessive ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la SOCIETE SPARFLEX est fondée à soutenir que c’est à tort que le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté ses conclusions tendant à la décharge des impositions en litige au titre des années 1991 et 1992, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de sa requête dirigés contre ces impositions ;

Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que la SOCIETE SPARFLEX est fondée à demander la décharge de la totalité des impositions restant en litige ;

Sur les conclusions, présentées tant en cassation qu’en appel, tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat, sur le fondement de ces dispositions, une somme de 5 000 euros au titre des frais exposés par la SOCIETE SPARFLEX et non compris dans les dépens ;

D E C I D E :

Article 1er : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Nancy en date du 14 décembre 2006 est annulé.

Article 2 : L’article 2 du jugement du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne en date du 1er juillet 2003 est annulé.

Article 3 : La SOCIETE SPARFLEX est déchargée des suppléments d’impôt sur les sociétés auxquels elle a été assujettie au titre des années 1990, 1991 et 1992.

Article 4 : L’Etat versera à la SOCIETE SPARFLEX une somme de 5 000 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 5 : La présente décision sera notifiée à la SOCIETE SPARFLEX et au ministre du budget, des comptes publics et de la fonction publique.

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