Conseil d’Etat, 12 janvier 2004, n° 248702, Jacques C.

Lorsque le Conseil supérieur de la magistrature est saisi de manquements reprochés à un magistrat du parquet, il ne dispose pas d’un pouvoir de décision mais doit émettre un avis sur le principe d’une sanction et, s’il y a lieu, sur son quantum. Il appartient ensuite au garde des sceaux, ministre de la justice, d’exercer son pouvoir disciplinaire pour, s’il estime qu’une faute peut être reprochée à ce magistrat, déterminer, tant au vu de l’avis du Conseil supérieur de la magistrature - qu’il peut consulter à nouveau dans les conditions prévues à l’article 66 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 - que de l’ensemble des circonstances de l’affaire, celle des sanctions figurant à l’article 45 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 qui lui paraît devoir être infligée.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 248702

M. C.

M. Keller
Rapporteur

M. Lamy
Commissaire du gouvernement

Séance du 10 décembre 2003
Lecture du 12 janvier 2004

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d’Etat statuant au contentieux

(Section du contentieux, 6ème et 4ème sous-section réunies)

Sur le rapport de la 6ème sous-section de la Section du contentieux

Vu la requête et les mémoires complémentaires, enregistrés les 16 juillet 2002, 15 novembre 2002 et 20 mars 2003 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés pour M. Jacques C. ; M. C. demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler la décision du 17 avril 2002 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, a prononcé à son encontre la sanction du déplacement d’office, ensemble la décision du 9 juillet 2002 rejetant le recours gracieux qu’il avait formé contre cette sanction ;

2°) d’ordonner qu’il soit réintégré dans ses fonctions précédentes, le cas échéant sous astreinte ;

3°) de condamner l’Etat à lui verser la somme de 3 000 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu les décisions attaquées ;

Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Keller, Maître des Requêtes,
- les observations de la SCP Boré, Xavier et Boré, avocat de la M. C.,
- les conclusions de M. Lamy, Commissaire du gouvernement ;

Considérant que le garde des sceaux, ministre de la justice, a saisi le Conseil supérieur de la magistrature, dans sa formation compétente à l’égard des magistrats du parquet, de manquements à la discipline imputés à quatre magistrats ; qu’il était reproché à ces derniers de ne pas avoir, alors qu’ils étaient en fonctions au parquet du tribunal de grande instance d’Auxerre, donné les suites qui convenaient à la disparition de plusieurs jeunes femmes, intervenue entre 1975 et 1981 dans le ressort de ce tribunal, ainsi qu’aux investigations auxquelles ces événements avaient donné lieu et notamment à un procès-verbal établi en 1984 par un sous-officier de gendarmerie, l’adjudant-chef Jambert, qui concluait à l’existence de présomptions graves et concordantes sur l’implication d’une même personne dans ces disparitions ; que le 17 avril 2002, au vu de l’avis du Conseil supérieur de la magistrature, le garde des sceaux, ministre de la justice, a prononcé la sanction du déplacement d’office de M. C., procureur de la République près le tribunal de grande instance d’Auxerre d’avril 1992 à janvier 2000 ; que le requérant demande l’annulation de cette décision ainsi que celle du 9 juillet 2002 par laquelle le garde des sceaux a rejeté son recours gracieux ;

Sur le moyen tiré de ce que M. C. n’aurait pas commis de faute :

Considérant qu’il ressort de l’avis du Conseil supérieur de la magistrature du 22 mars 2002, dont le garde des sceaux, ministre de la justice, déclare dans sa décision s’approprier les termes, qu’il est reproché à M. C., alors que le parquet d’Auxerre avait été informé en 1993 par M. Monnoir, responsable de l’association de défense des handicapés de l’Yonne, de la disparition inexpliquée de quatre jeunes femmes à la fin des années soixante-dix, "d’avoir négligé de confier à la gendarmerie le soin de rechercher les précédents pouvant avoir un lien avec la disparition des quatre personnes (...), dès lors que le document remis par M. Monnoir faisait état d’une enquête menée par ce service" et, ainsi, de ne pas avoir "saisi l’occasion, qui pouvait s’offrir, d’exploiter la procédure établie en 1984 par le gendarme Jambert, à un moment où le risque de prescription n’était pas nécessairement encouru" ;

Considérant qu’il ne ressort pas des pièces du dossier qu’un document ou une information faisant état de l’enquête menée par la gendarmerie aurait été communiqué en 1993 à M. C., non plus d’ailleurs qu’à son substitut M. Daillie ; qu’en outre le procès-verbal de l’adjudant chef Jambert n’ a été retrouvé au service des archives du tribunal de grande instance d’Auxerre qu’en 1996 ; qu’il s’ensuit que la sanction prononcée par le garde des sceaux à l’encontre de M. C. repose sur des faits matériellement inexacts et est par conséquent entachée d’illégalité ;

Sur le moyen tiré de ce que le garde des sceaux n’aurait pas exercé sa compétence :

Considérant, au surplus, qu’aux termes de l’article 65 de la Constitution : "(...) La formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l’égard des magistrats du parquet donne son avis (...) sur les sanctions disciplinaires concernant les magistrats du parquet" ; qu’aux termes de l’article 48 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 : "Le pouvoir disciplinaire est exercé (...) à l’égard des magistrats du parquet (...) par le garde des sceaux, ministre de la justice" ; qu’aux termes du premier alinéa de l’article 66 de la même ordonnance : "Lorsque le garde des sceaux, ministre de la justice, entend prendre une sanction plus grave que celle proposée par la formation compétente du Conseil supérieur, il saisit cette dernière de son projet de décision motivée. Après avoir entendu les observations du magistrat intéressé, cette formation émet alors un nouvel avis qui est versé au dossier du magistrat intéressé" ; qu’il résulte de ces dispositions que lorsque le Conseil supérieur de la magistrature est saisi de manquements reprochés à un magistrat du parquet, il ne dispose pas d’un pouvoir de décision mais doit émettre un avis sur le principe d’une sanction et, s’il y a lieu, sur son quantum ; qu’il appartient ensuite au garde des sceaux, ministre de la justice, d’exercer son pouvoir disciplinaire pour, s’il estime qu’une faute peut être reprochée à ce magistrat, déterminer, tant au vu de l’avis du Conseil supérieur de la magistrature - qu’il peut consulter à nouveau dans les conditions prévues à l’article 66 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 - que de l’ensemble des circonstances de l’affaire, celle des sanctions figurant à l’article 45 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 qui lui paraît devoir être infligée ;

Considérant qu’il n’est pas contesté qu’en saisissant le Conseil supérieur de la magistrature, le garde des sceaux a fait savoir publiquement qu’il se conformerait à l’avis de celui-ci, quel qu’il fût, et que le directeur des services judiciaires a confirmé cette intention lorsqu’il a été entendu, le 19 mars 2002, par le conseil supérieur ; qu’il ressort des termes mêmes de la décision attaquée que le garde des sceaux s’est entièrement approprié les motifs et la portée de l’avis du conseil supérieur ; qu’eu égard à l’ensemble de ces circonstances, le garde des sceaux doit être regardé comme ayant renoncé à exercer le pouvoir d’appréciation qu’il lui appartient de mettre en œuvre en application de la Constitution et de l’ordonnance portant loi organique du 22 décembre 1958 ; qu’il a ainsi méconnu l’étendue de sa compétence et entaché sa décision d’une erreur de droit ;

Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête, que M. C. est fondé à demander l’annulation de la décision du 17 avril 2002 du garde des sceaux, ministre de la justice ; qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et de condamner l’Etat à verser à M. C. la somme de 3 000 euros au titre des frais exposés par le requérant et non compris dans les dépens ;

Sur les conclusions aux fins de réintégration de M. C. :

Considérant que la présente décision, qui annule la décision du 17 avril 2002 par laquelle le garde des sceaux a prononcé la sanction du déplacement d’office de M. C., comporte nécessairement pour l’administration l’obligation de réintégrer le requérant dans l’emploi qu’il occupait lorsque cette sanction a été prononcée ; qu’il y a lieu, dès lors, d’ordonner à l’Etat de réintégrer M. C. dans l’emploi de substitut du procureur général près la cour d’appel de Paris dans un délai de deux mois à compter de la notification de la présente décision ;

D E C I D E :

Article 1er : Les décisions des 17 avril et 9 juillet 2002 du garde des sceaux, ministre de la justice, sont annulées.

Article 2 : Le garde des sceaux, ministre de la justice, procèdera, dans un délai de deux mois à compter de la notification de la présente décision, à la réintégration de M. C. dans l’emploi de substitut du procureur général près la Cour d’appel de Paris.

Article 3 : L’Etat versera à M. C. la somme de 3 000 euros.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. Jacques C. et au garde des sceaux, ministre de la justice.

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