Conseil d’Etat, 30 juillet 2003, n° 238169, Banque d’escompte et Wormser frères réunis

L’attribution par la loi à une autorité administrative du pouvoir de fixer les règles dans un domaine déterminé et d’en assurer elle-même le respect, par l’exercice d’un pouvoir de contrôle des activités exercées et de sanction des manquements constatés, ne contrevient pas aux exigences rappelées par l’article 6§1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dès lors que ce pouvoir de sanction est aménagé de telle façon que soient assurés le respect des droits de la défense, le caractère contradictoire de la procédure et l’impartialité de la décision.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 238169

BANQUE D’ESCOMPTE ET WORMSER FRERES REUNIS

M. Keller
Rapporteur

M. Guyomar
Commissaire du gouvernement

Séance du 2 juillet 2003
Lecture du 30 juillet 2003

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d’Etat statuant au contentieux

(Section du contentieux, 6ème et 4ème sous-section réunies)

Sur le rapport de la 6ème sous-section de la Section du contentieux

Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 13 septembre 2001 et 16 janvier 2002, au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés pour la BANQUE D’ESCOMPTE ET WORMSER FRERES REUNIS, dont le siège est 13, boulevard Haussmann à Paris (75009) ; la BANQUE D’ESCOMPTE ET WORMSER FRERES REUNIS demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler la décision du 11 juillet 2001 par laquelle la commission bancaire lui a infligé un blâme ;

2°) de condamner l’Etat à lui verser la somme de 150 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Vu le code monétaire et financier ;

Vu la loi n° 84-46 du 24 janvier 1984 ;

Vu le décret n° 84-708 du 24 juillet 1984 ;

Vu le règlement n° 97-02 du comité de la réglementation bancaire et financière ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Keller, Maître des Requêtes,
- les observations de la SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez, avocat de la BANQUE D’ESCOMPTE ET WORMSER FRERES REUNIS et de la SCP Célice, Blancpain, Soltner, avocat de la commission bancaire et du ministre de l’économie, des finances et de l’industrie,
- les conclusions de M. Guyomar, Commissaire du gouvernement ;

Considérant qu’aux termes de l’article L. 613-1 du code monétaire et financier : "La commission bancaire est chargée de contrôler le respect par les établissements de crédit des dispositions législatives et réglementaires qui leur sont applicables et de sanctionner les manquements constatés" ; qu’aux termes de l’article L. 613-2 du même code : "La commission bancaire veille également au respect des dispositions législatives et réglementaires (...) par les prestataires de services d’investissement (...). Elle sanctionne les manquements constatés dans les conditions prévues à l’article L. 613-21" ; que le I de l’article L. 613-21 dispose : "Si un établissement de crédit ou une des personnes mentionnées au premier alinéa de l’article L. 613-2 a enfreint une disposition législative ou réglementaire afférente à son activité, (...) la commission bancaire, sous réserve des compétences du conseil des marchés financiers, peut prononcer l’une des sanctions disciplinaires suivantes : 1° l’avertissement ; 2° le blâme ; 3° l’interdiction d’effectuer certaines opérations et toutes autres limitations dans l’exercice de l’activité ; 4° la suspension temporaire de l’une ou de plusieurs des personnes mentionnées à l’article L. 511-13 et à l’article L. 532-2 avec ou sans nomination d’administrateur provisoire ; 5° la démission d’office de l’une ou de plusieurs de ces mêmes personnes avec ou sans nomination d’administrateur provisoire ; 6° la radiation de l’établissement de crédit ou de l’entreprise d’investissement de la liste des établissements de crédit ou des entreprises d’investissement agréées avec ou sans nomination d’un liquidateur (...)" ; qu’aux termes de l’article L. 613-23 du même code : "Lorsque la commission bancaire statue en application de l’article L. 613-21, elle est une juridiction administrative (...)" ;

Considérant qu’aux termes du premier paragraphe de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement (...)" ;

Considérant que l’attribution par la loi à une autorité administrative du pouvoir de fixer les règles dans un domaine déterminé et d’en assurer elle-même le respect, par l’exercice d’un pouvoir de contrôle des activités exercées et de sanction des manquements constatés, ne contrevient pas aux exigences rappelées par l’article 6§1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dès lors que ce pouvoir de sanction est aménagé de telle façon que soient assurés le respect des droits de la défense, le caractère contradictoire de la procédure et l’impartialité de la décision ;

Considérant qu’aux termes de l’article L. 613-6 du code monétaire et financier : "Le secrétariat général de la commission bancaire, sur instruction de la commission bancaire, effectue des contrôles sur pièces et sur place (...)" ; qu’aux termes de l’article L. 613-7 du même code : "La Banque de France met à la disposition du secrétariat général de la commission bancaire, dans des conditions fixées par convention, des agents et des moyens pour l’exercice des contrôles mentionnés à l’article précédent./ En outre, pour l’exercice de ces contrôles, le secrétariat général de la commission bancaire peut faire appel à toute personne compétente dans le cadre de conventions qu’il passe à cet effet" ; qu’aux termes de l’article L. 613-11 du même code : "Les résultats des contrôles sur place sont communiqués, soit au conseil d’administration, soit au directoire et au conseil de surveillance, soit à l’organe délibérant en tenant lieu, de la personne morale contrôlée" ; qu’aux termes de l’article 9 du décret du 24 juillet 1984 : "Lorsque la commission bancaire estime qu’il y a lieu de faire application des sanctions prévues à l’article 45 de la loi du 24 janvier 1984 susvisée, elle porte à la connaissance de l’établissement de crédit ou de l’entreprise d’investissement concerné, par une lettre recommandée avec demande d’avis de réception adressée au représentant légal de l’établissement ou de l’entreprise ou par tout autre moyen permettant de s’assurer de sa réception par ledit représentant, les faits qui lui sont reprochés. Elle informe également le représentant de l’établissement ou de l’entreprise qu’il peut prendre communication, au secrétariat général de la commission, des pièces tendant à établir les infractions constatées. (...)" ; qu’aux termes de l’article 10 du même décret : "Le représentant de l’établissement de crédit ou de l’entreprise d’investissement doit adresser ses observations au président de la commission bancaire dans un délai fixé par la lettre susvisée. Ce délai ne peut être inférieur à huit jours./ Le représentant de l’établissement ou de l’entreprise est convoqué par lettre recommandée avec demande d’avis de réception ou par tout autre moyen permettant de s’assurer de sa réception par ledit représentant pour être entendu par la commission bancaire. Cette convocation doit lui parvenir huit jours au moins avant la date de la réunion de la commission./ Il peut se faire assister par un avocat et un représentant de l’organe central auquel l’établissement ou l’entreprise est affilié ou de l’association professionnelle à laquelle il adhère" ;

Considérant qu’il résulte de l’ensemble de ces dispositions et des exigences qui découlent des principes rappelés plus haut que, lorsque la commission bancaire estime devoir engager, à l’encontre d’un établissement de crédit ou de l’une des autres personnes soumises à son contrôle, une procédure disciplinaire, les formes à suivre à partir de la délibération qui décide les poursuites sont celles d’une procédure juridictionnelle ; que celle-ci implique, en particulier, que la commission bancaire ne se fonde, pour décider des suites à y donner, que sur des éléments débattus contradictoirement et donc, dans tous les cas, portés à la connaissance de la personne poursuivie ; qu’il en résulte que, s’il appartient au secrétariat général de la commission, qui a assuré les contrôles qui ont mis en évidence les faits à l’origine des poursuites, de faire valoir devant le collège des membres de la commission des observations à la suite de celles qui ont été produites par la personne mise en cause et de poursuivre ainsi un débat contradictoire qui assure la pleine information de la commission, celle-ci ne peut, sous peine d’entacher d’irrégularité la décision à prendre, se fonder sur des éléments écrits fournis par le secrétariat général qui n’auraient pas été communiqués à la personne poursuivie ou sur des observations orales faites par celui-ci en dehors du cadre de l’audience disciplinaire à laquelle la personne poursuivie a été convoquée ;

Considérant qu’il résulte de l’instruction menée devant le Conseil d’Etat que des membres du secrétariat général de la commission bancaire ont été entendus par celle-ci sur l’affaire qui a donné lieu à la décision attaquée en dehors du cadre de l’audience et donc hors la présence des représentants de l’établissement poursuivi ; que cette circonstance constitue un manquement à l’exigence du caractère contradictoire de la procédure qui entache d’irrégularité la décision attaquée ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête, que la BANQUE D’ESCOMPTE ET WORMSER FRERES REUNIS est fondée à demander l’annulation de la décision attaquée ; qu’il y a lieu de condamner l’Etat à lui verser la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

D E C I D E :


Article 1er : La décision de la commission bancaire en date du 11 juillet 2001 est annulée.

Article 2 : L’affaire est renvoyée devant la commission bancaire.

Article 3 : L’Etat versera à la BANQUE D’ESCOMPTE ET WORMSER FRERES REUNIS la somme de 3 000 euros.

Article 4 La présente décision sera notifiée à la BANQUE D’ESCOMPTE ET WORMSER FRERES REUNIS, à la commission bancaire et au ministre de l’économie, des finances et de l’industrie.

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