Le retour du 49.3

Par Raymond FERRETTI
Maître de conférences de droit public à l’Université de Metz

S’il est un article de la Constitution qui a fait couler beaucoup d’encre, c’est bien l’article 49 alinéa 3. Aujourd’hui, il défraye une fois de plus la chronique en suscitant son lot d’indignation ou de louange.

En réalité, cet article institue une procédure de mise en jeu de la responsabilité du gouvernement sur un texte. Il trouve naturellement sa place au sein de l’article 49 qui précise les trois procédures de mise en jeu de la responsabilité du gouvernement. La première, décrite dans l’alinéa premier, est ce que l’on appelait classiquement sous les républiques précédentes la « question de confiance ». On l’a baptisée plus techniquement, « engagement de responsabilité du gouvernement sur son programme ou sur une déclaration de politique générale ». Dans ce cadre, c’est le gouvernement lui-même qui prend l’initiative et c’est bien sûr l’Assemblée nationale qui se prononce. Dans le deuxième alinéa de l’article 49, est précisée la procédure de la motion de censure. Cette fois-ci, ce sont les députés qui prennent l’initiative et qui évidemment se prononcent.

La troisième procédure, celle qui nous intéresse ici peut être considérée comme une combinaison des deux précédentes puisqu’elle commence par une « question de confiance » qui peut être contrée par une motion de censure. Mais l’objet de cette procédure est de faire passer un texte de loi. Il s’agit donc d’une procédure de mise en jeu de la responsabilité du gouvernement et d’une procédure d’adoption des lois. Elle relève de ce que l’on appelle le « parlementarisme rationalisé », un mouvement qui a conduit a inscrire dans la Constitution un maximum de règles précisant les conditions de mise en œuvre de la fonction de contrôle du Parlement. Le but recherché étant de discipliner le régime parlementaire, d’éviter sa maladie infantile : l’instabilité ministérielle.

Sous la IVe République, certains gouvernements engageaient de fait leur responsabilité sur un projet de loi. Ils faisaient savoir qu’en l’absence d’un vote favorable, ils s’en iraient. Par la suite, certains projets ou propositions de révision de la Constitution envisageaient l’instauration de procédures semblables à l’actuel article 49.3. On peut citer à cet égard la proposition de loi Coste-Floret du 17 janvier 1957 et le projet Félix Gaillard du 16 janvier 1958. Pas étonnant dans ces conditions que Pierre Pflimlin et Guy Mollet insistèrent lors de l’élaboration de l’actuelle Constitution pour que l’article 49.3 voit le jour.

Cette procédure est donc conçue comme la garantie de l’efficacité gouvernementale. C’est la raison pour laquelle a été mis en place par la loi du 7 mars 1998, ce que l’on appellera le 49.3 régional. Renforcé par la loi du 19 janvier 1999 ce dispositif a été intégré dans le Code général des collectivités territoriales (art. L.4311-1-1). Il permet au président du Conseil régional de faire passer son budget à moins qu’une motion de renvoi présentée par la majorité absolue des membres du Conseil régional ne soit adoptée.

Curieusement, ce 49.3 régional a été mis en place pour faire face à l’instabilité provoquée dans de nombreux Conseils régionaux par la représentation proportionnelle. Or c’est la modification de ce mode de scrutin régional, déjà revu par la loi du 19 janvier 1999 qui est à l’origine du retour sur le devant de la scène médiatique du 49.3 … national. C’est en effet pour faire passer la loi modifiant les modes de scrutin régional et européen que le gouvernement a eu recours le 12 février 2003 à l’article 49.3 de la Constitution.

Cette procédure n’avait plus été utilisée depuis longtemps. C’est Alain Juppé qui y a recouru le dernier, le 26 juin 1996, sur un texte portant sur le statut de France Télécom. Il nous paraît nécessaire de rappeler abord ce qu’est le mécanisme mis en place par l’article 49.3 avant de voir comment il a été utilisé sous la Ve.

I.- Le mécanisme de l’article 49.3

L’article 49.3 met en place une procédure « d’engagement de responsabilité du Gouvernement sur un texte ». Ce mécanisme permet de considérer comme adopté, par l’Assemblée Nationale, un texte de loi sans qu’il n’y ait vote sur le texte.

C’est dire le caractère expéditif du procédé. Puisqu’en principe, comme le rappelle l’article 34 « La loi est voté par le Parlement ». L’adoption d’un texte résulte donc de son vote. Or dans le cadre de l’article 49.3, l’adoption se fera sans vote. Cela souligne l’efficacité du mécanisme qui est cependant relativement complexe.

A - Un mécanisme complexe

C’est en Conseil des ministres que la décision initiale de recourir à l’article 49.3 doit être prise. La délibération du Conseil est nécessaire et c’est logique puisque par cette procédure est mise en jeu la responsabilité du gouvernement tout entier, il faut donc que le gouvernement tout entier et dans son instance la plus haute prenne la décision, ainsi, se manifeste la solidarité ministérielle. D’ailleurs, il en va de même dans l’engagement de responsabilité du gouvernement sur son programme ou sur une déclaration de politique générale prévu par le même article dans son alinéa premier.

Autorisé par le Conseil des ministres, le Premier ministre peut alors recourir à la procédure. C’est en effet le chef du gouvernement qui met en œuvre concrètement le mécanisme. Toutefois, son rôle est beaucoup plus important qu’il n’y paraît.

Il décide en effet de l’opportunité du recours. Si le Conseil des ministres autorise le Premier ministre à mettre en jeu la responsabilité du gouvernement sur un texte, ce dernier est maître de la suite à donner. Il est vrai que le plus souvent le Premier ministre intervient. Mais quelquefois, l’autorisation donnée par le Conseil des ministres permet d’aplanir les obstacles. Les députés qui se refusaient à voter le projet de loi comprennent que le gouvernement est déterminé à aller jusqu’au bout, et de guerre lasse, ils abandonnent. L’article 49.3 peut donc fonctionner de manière préventive.

Si le Premier ministre décide de l’opportunité d’aller jusqu’au bout de la procédure, il décide aussi du moment où il engagera effectivement la responsabilité du gouvernement. Là encore le rôle du chef du gouvernement est important. Si la décision est prise dès le début de l’examen du texte par l’Assemblée nationale, aucun débat n’aura lieu, par contre si la décision est prise plus tard après une longue discussion, le Premier ministre montre que tout a été fait pour arriver à un compromis mais que faute d’un accord il utilise les armes dont il dispose.

Si et quand le Premier ministre se décide à aller jusqu’au bout, il doit annoncer personnellement sa décision à l’Assemblée Nationale. A partir de ce moment un délai de 24 heures commence à courir.

Pendant ce délai l’Assemblée Nationale est déssaisie, elle ne peut plus examiner le texte, elle ne peut plus se prononcer sur le texte. Au terme de ce délai, le texte sera automatiquement considéré comme adopté … sans vote !

Toutefois, l’Assemblée Nationale peut s’opposer au texte. Pour cela une motion de censure doit être déposée pendant le délai de 24 heures. Mais le dépôt de la motion ne suffit pas encore faut-il qu’elle soit adoptée. Si tel est le cas, non seulement le Gouvernement sera renversé, mais le texte ne sera pas considéré comme adopté.

B - Un mécanisme efficace

L’article 49.3 a été surnommé la Grosse Bertha, c’est dire qu’il s’agit de l’artillerie lourde gouvernementale. S’il en est ainsi c’est parce qu’une double escalade est mise en œuvre.

Il s’agit en premier lieu d’une escalade dans l’objet du débat On passe d’un débat sur un texte de loi à un débat sur le Gouvernement. Le texte est-il aussi important que le maintien du Gouvernement ? Celui-ci en liant son sort au texte, place les députés au pied du mur. Certes on peut voir dans le procédé une espèce de chantage du type « retenez moi ou je fais un malheur ». Mais d’un autre côté on peut au contraire voir dans ce geste la preuve de la rectitude du gouvernement : celui-ci estime que le texte est capital, au point qu’il n’aurait aucune raison de rester en place s’il n’était adopté. Et donc pour s’opposer au texte il faut renverser le Gouvernement.

Par rapport à l’article 44.3 (vote bloqué), l’escalade qui est ici réalisée va bien plus loin puisqu’il ne s’agit plus du débat : la loi ou rien, mais la loi ou le Gouvernement.

Il faut cependant remarquer que l’escalade n’est pas poussée aussi loin que dans les projets qui ont vu le jour sous la IVe République ou dans ce que l’on appelle le 49.3 régional. Il n’est pas demandé aux députés de nommer dans la motion de censure qu’ils déposent le futur et éventuel Premier ministre et encore moins de définir les grandes lignes de leur futur et éventuel programme.

S’il y a bien escalade dans le débat, il y a aussi escalade dans la procédure du vote

L’article 49.3 permet de passer du vote d’un texte de loi qui se fait à la majorité des suffrages exprimés à un vote sur une motion de censure qui n’est acquise qu’à la majorité absolue des membres composant l’assemblée soit 289 voix.

Non seulement, les majorités requises ne sont pas les mêmes, mais de plus, c’est à ceux qui s’opposent au texte de loi qu’il revient de prendre l’initiative en déposant la motion de censure. Or le dépôt de la motion de censure est relativement difficile, un nombre minimum de signataires est prévu : au moins 1/10e des membres de l’Assemblée Nationale, c’est à dire 58 députés. D’autre part, chaque signataire ne peut déposer plus de 3 motions par session.

Pour ce qui est du vote, seules sont décomptées les voix favorables à la motion de censure, ce qui a pour effet d’assimiler les abstentionnistes et les députés favorables au Gouvernement

Une telle efficacité explique sans doute un recours important à cette disposition de la Constitution.

II.- L’application de l’article 49.3

L’article 49.3 a été utilisé 85 fois et toujours avec succès pour le Gouvernement. C’est dire son efficacité. En réalité, cette procédure a été utilisée dans trois types de situations assez différentes.

A - L’utilisation de l’article 49.3 contre la majorité

C’est l’utilisation classique qui prévaudra pendant les six premières législatures.

Soit il s’agit pour le Gouvernement de faire passer un texte auquel il tient absolument mais qui ne convient pas à une partie de sa majorité comme ce fut le cas en 1961 pour le Gouvernement Debré qui voulait mettre en place la force de frappe. On peut également rapprocher de cet exemple celui de Pierre Mauroy qui en 1982 dû recourir à cette procédure pour faire passer la loi amnistiant les généraux félons.

Soit il s’agit pour le Gouvernement de faire face à une majorité qui se délite comme ce fut le cas en 1979 pour le Gouvernement Barre. La démission de Jacques Chirac de ses fonctions de Premier ministre, le 25 août 1976 allait entraîner une situation inédite : celle d’une majorité parlementaire fracturée. Le nouveau Gouvernement conduit par Raymond Barre devra affronter une véritable guérilla parlementaire, le groupe RPR ne le soutenant plus sur un certain nombre de textes. En particulier le Budget 1980 fut rejeté dans un premier temps. D’autres textes subissaient le même sort. Pour sortir de cette situation le Premier ministre eut recours assez systématiquement à l’article 49.3, tant que l’on parla d’utilisation en « « cascade ». Dans ce type d’utilisation l’article 49.3 est un instrument permettant de cristalliser le fait majoritaire.

B - L’utilisation de l’article 49.3 contre l’opposition

A partir de la 7e législature (1981-1986), l’opposition va inaugurer une stratégie d’obstruction se traduisant notamment par le dépôt d’un nombre considérable d’amendement ou encore le rappel au règlement, la vérification du quorum etc.… Ces stratégies sont classiques. Aux Etats-Unis certains orateurs occupaient la tribune en lisant des versets de la Bible !

On en conviendra de telles attitudes sont pour le moins négatives. Elles empêchent par définition le débat. De plus le gouvernement est pratiquement démuni. En effet le recours au vote bloqué de l’article 44.3 qui permet de voter en une seule fois le texte et non pas article par article, ne présente aucune utilité en la matière. Le vote est en effet bloqué, ramené à un seul, mais la discussion ne l’est pas. La perte de temps que recherche l’opposition dans ce type de stratégie, n’est donc pas évitée.

Face à une telle attitude le gouvernement ne dispose que de l’article 49.3. Cette procédure permet en effet d’interrompre le débat et de disposer d’un texte considéré comme adopté au bout de 72 heures maximum. (Les 24 heures du délai prévu par l’article 49.3 plus les 48 heures au terme desquelles la motion de censure sera rejetée.) C’est ce type d’utilisation qui est aujourd’hui en cause. Certes le procédé est expéditif, et l’on a raison de souligner qu’il empêche le Parlement de débattre, mais en déposant plus de 12 500 amendements veut-on vraiment débattre ? Surtout lorsque les amendements sont générés par des logiciels informatiques pour être plus « efficaces » encore.

C - L’utilisation de l’article 49.3 pour le gouvernement

Pendant la 9e législature les gouvernements Rocard, Cresson et Bérégovoy ne disposaient que d’une majorité relative (275 voix sur 577 ; 47,67 % de l’assemblée ) qui plus est, l’opposition était divisée en deux groupes, la droite qui rassemblait avec le RPR et l’UDF 261députés (45,41 %) et les communistes (4,33 %).

Pour faire adopter ses projets de loi le gouvernement avait besoin de la majorité des suffrages exprimés, c’est pourquoi il inaugura une politique d’ouverture. Ouverture positive d’abord consistant à convaincre certains députés de l’opposition de voter pour le texte ou ouverture négative en cas d’échec en persuadant d’autres parlementaires de s’abstenir. Mais cette tactique n’était pas toujours couronnée de succès, il fallait alors recourir à l’article 49.3. C’est ce que fit Michel Rocard.

Les communistes avaient annoncé qu’ils ne voteraient pas de motion de censure avec la droite. Celle-ci ne pouvait donc pas atteindre les 289 voix nécessaires à l’adoption de la motion de censure. Le gouvernement était assuré de passer grâce à l’article 49.3. C’est pourquoi Michel Rocard utilisera cet article 23 fois sur 13 textes !

Il est à ce jour le Premier ministre qui a le plus recouru à cette procédure. Durant cette 9e législature l’article 49.3 sera utilisé 38 fois soit une peu moins que pendant toutes les législatures précédentes (43 fois). Edith Cresson reprendra la même tactique (8 recours au 49.3) ainsi que Pierre Bérégovoy (3 recours).

Paradoxalement, ce troisième type d’utilisation de l’article 49.3 correspond à la finalité première de cette procédure : permettre à un gouvernement « minoritaire » c’est à dire ne disposant pas de la majorité absolue de gouverner en évitant la jonction des oppositions.

APPLICATION DE L’ARTICLE 49-3
 

Nombre

de recours

à l’art. 49.3

Nombre

de texte

" adoptés "

1e législature (1959-1962)

Michel DEBRE

Georges POMPIDOU

7

4

3

3

2

1

2e législature (1962-1967)

0

0

3e législature (1967-1968)

Georges POMPIDOU

3

3

1

1

4e législature (1968-1973)

0

0

5e législature (1973-1978)

Raymond BARRE

2

2

2

2

6e législature (1978-1981)

Raymond BARRE

12

12

5

5

7e législature (1981-1986)

Pierre MAUROY

Laurent FABIUS

11

7

4

6

5

2

8e législature (1986-1988)

Jacques CHIRAC

8

8

8

8

9e législature (1988-1993)

Michel ROCARD

Edith CRESSON

Pierre BEREGOVOY

38

27

8

3

21

13

5

3

10e législature (1993-1997)

Edouard BALLADUR

Alain JUPPE

3

1

2

3

1

2

11e législature (1997-2002)

0

0

12e législature ( 2002- … )

Jean-Pierre RAFFARIN

1

1

1

1

Nombreuses ont été les propositions de réformes. Pour certains, il faut purement et simplement supprimer l’article 49.3. Pour d’autres, il faut seulement discipliner son utilisation, c’est à dire la limiter aux textes importants comme le budget ou fixer un nombre précis de recours à la procédure. Le comité présidé par le Doyen Vedel avait conclu au maintien de l’article en insistant sur son utilité qui est certaine.

Bien sûr ce qu’il faut éviter ce sont les excès dans le recours à cette procédure, mais comment canaliser son l’utilisation de manière efficace sans pour autant priver les gouvernements d’un moyen de gouverner ?

En réalité, l’article 49.3 n’est jamais aussi bien défendu que par les gouvernements et les majorités. Les oppositions ont beau jeu de stigmatiser les atteintes intolérables aux prérogatives du Parlement. Il s’agit là d’un jeu dans lequel la répartition des rôles est connue d’avance et qui n’émeut plus grand monde !

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Citation : Raymond FERRETTI , Le retour du 49.3, 23 février 2003, http://www.rajf.org/spip.php?article1518

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