Conseil d’Etat, 12 juillet 2001, n° 227747, M. Einhorn

Il n’appartient pas en principe au Conseil d’Etat statuant au contentieux, lorsqu’il est saisi d’un pourvoi dirigé contre un décret d’extradition, de se prononcer sur le bien-fondé d’un moyen tiré de ce qu’un acte législatif applicable sur le territoire de l’Etat requérant ne serait pas conforme à la constitution de cet Etat, ou, dans le cas d’un Etat fédéral, à la constitution de l’Etat fédéré concerné qu’il n’en va autrement que si cet acte a déjà été déclaré inconstitutionnel par une décision devenue définitive d’une juridiction de l’Etat requérant ou, le cas échéant, de l’Etat fédéré, ou si son adoption a été entachée de vices d’une gravité telle qu’il doive être regardé comme inexistant.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 227747

M. EINHORN

Mme de Margerie, Rapporteur

Mme Prada Bordenave, Commissaire du gouvernement

Séance du 11 juillet 2001

Lecture du 12 juillet 2001

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d’Etat statuant au contentieux,

Vu la requête enregistrée le 4 décembre 2000 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentée pour M. Ira Samuel EINHORN, demeurant à Champagne-Mouton (16350) M. EINHORN demande que le Conseil d’Etat annule le décret du 24 juillet 2000 accordant son extradition aux autorités américaines, ensemble la décision du Premier ministre en date du 4 octobre 2000 rejetant son recours gracieux formé contre ce décret ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la convention entre la France et les Etats-Unis d’Amérique, signée le 6 janvier 1909, modifiée par la convention additionnelle signée le 12 février 1970 ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée le 4 novembre 1950 ;

Vu le code pénal ;

Vu la loi du 10 mars 1927 ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme de Margerie, Maître des Requêtes,

- les observations de la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de M. EINHORN,

- les conclusions de Mme Prada Bordenave, Commissaire du gouvernement ;

Considérant que, par un jugement du 29 septembre 1993, le tribunal de première instance de Philadelphie a condamné en son absence M. EINHORN, ressortissant des Etats-Unis d’Amérique, à la réclusion criminelle à perpétuité pour meurtre avec circonstances aggravantes que, le 4 décembre 1997, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Bordeaux a émis un avis défavorable sur une demande d’extradition présentée par le Gouvernement des Etats-Unis d’Amérique en vue de l’exécution de la peine prononcée par ledit jugement, ce qui a fait obstacle à l’extradition sollicitée qu’à la suite de l’intervention d’une loi de l’Etat de Pennsylvanie en date du 27 janvier 1998 modifiant les "Pennsylvania criminal statutes", en vertu de laquelle une personne jugée et condamnée en son absence et réfugiée dans un pays étranger qui refuse de l’extrader parce qu’elle a été jugée en son absence bénéficiera d’un nouveau procès si ce pays accepte de l’extrader et si elle en fait la demande à son retour dans l’Etat, le Gouvernement des Etats-Unis d’Amérique a présenté, le 2 juillet 1998, une nouvelle demande d’extradition à l’encontre de M. EINHORN à des fins principales de poursuites pénales que la chambre d’accusation de la cour d’appel de Bordeaux a émis sur cette demande, le 18 février 1999, un avis favorable sous réserves, devenu définitif à la suite du rejet, le 27 mai 1999, d’un pourvoi formé par l’intéressé devant la Cour de cassation que, par le décret attaqué en date du 24 juillet 2000, l’extradition a été accordée sous les conditions, respectant les réserves émises par la chambre d’accusation, que M. EINHORN bénéficie, conformément aux dispositions de la loi du 27 janvier 1998, d’un nouveau procès équitable s’il en fait la demande à son retour dans l’Etat de Pennsylvanie et que la peine de mort ne soit ni requise, ni prononcée, ni exécutée que, par une décision du 4 octobre 2000 également attaquée, le Premier ministre a rejeté le recours gracieux formé par M. EINHORN contre ce décret ;

Sur le moyen tiré d’une insuffisance de motivation du décret et de la décision attaqué :

Considérant, d’une part, que le décret attaqué vise la demande d’extradition fondée sur un mandat d’arrêt décerné le 14 janvier 1981 par un juge au tribunal de première instance de Philadelphie dans le cadre de la procédure engagée à l’encontre de M. EINHORN, ainsi que l’avis favorable émis par la chambre d’accusation de la cour d’appel de Bordeaux qu’elle mentionne l’infraction imputée au requérant et relève que celle-ci est constatée de telle façon que la législation française justifierait l’arrestation et la mise en jugement de l’intéressé si cette infraction avait été commise en France qu’elle énonce que, selon les garanties accordées au nom de l’Etat de Pennsylvanie par le premier représentant du ministère public pour le comté de Philadelphie, M. EINHORN pourra être rejugé s’il en fait la demande et bénéficiera des voies de recours reconnues par l’Etat requérant qu’ainsi, le décret attaqué, qui n’avait pas à répondre à l’argument tiré par M. EINHORN d’un risque d’inconstitutionnalité de la loi de l’Etat de Pennsylvanie du 27 janvier 1998, satisfait aux exigences de motivation prévues à l’article 3 de la loi du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs et à l’amélioration des relations entre l’administration et le public ;

Considérant, d’autre part, que, le décret du 24 juillet 2000 étant suffisamment motivé, la décision du Premier ministre en date du 4 octobre 2000 rejetant le recours gracieux formé par M. EINHORN contre ce décret n’avait pas, en tout état de cause, à comporter elle-même une motivation ;

Considérant qu’il suit de là que M. EINHORN n’est pas fondé à prétendre que le décret et la décision attaqués seraient entachés d’un défaut de motivation ;

Sur le moyen tiré d’une violation des dispositions de l’article 17 de la loi du 10 mars 1927 :

Considérant qu’en vertu de l’article 17 de la loi du 10 mars 1927 relative à l’extradition des étrangers si l’avis motivé de la chambre d’accusation repousse la demande d’extradition, cet avis est définitif et l’extradition ne peut être accordée ;

Considérant que, pour émettre le 4 décembre 1997 un avis défavorable sur la première demande d’extradition présentée par le Gouvernement des Etats-Unis d’Amérique, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Bordeaux s’était fondée sur ce que la condamnation, devenue définitive, prononcée le 29 septembre 1993 en l’absence de M. EINHORN, alors que celui-ci ne disposait ni de voies de recours ni du droit d’être jugé de nouveau, était contraire aux stipulations du 1 et du 3 de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, selon lesquelles toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et tout accusé a droit à se défendre lui-même ou à avoir un défenseur de son choix que la nouvelle demande d’extradition présentée le 2 juillet 1998 par le Gouvernement des Etats-Unis d’Amérique avait pour objet principal non plus l’exécution de la condamnation prononcée à l’encontre de M. EINHORN, mais sa comparution dans un nouveau procès, en application des dispositions de la loi de l’Etat de Pennsylvanie du 27 janvier 1998, pour les charges pour lesquelles il avait été jugé et condamné en son absence qu’ainsi, cette demande était fondée sur un élément nouveau de nature à permettre une appréciation différente des conditions légales de l’extradition et, par suite, une nouvelle saisine de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Bordeaux que, dès lors, M. EINHORN n’est pas fondé à soutenir que le Gouvernement aurait commis une erreur de droit en estimant qu’il n’était pas lié par l’avis défavorable émis le 4 décembre 1997 par la chambre d’accusation ;

Sur le moyen tiré de ce que le Jugement du tribunal de première instance de Philadelphie en date du 29 septembre 1993 aurait été rendu dans des conditions irrégulières :

Considérant que l’extradition de M. EINHORN est accordée non pas pour l’exécution de la peine prononcée par le jugement du tribunal de première instance de Philadelphie en date du 29 septembre 1993, mais pour l’exercice de poursuites aux fins de tenue d’un nouveau procès que, par suite, le moyen tiré par le requérant de ce que ledit jugement aurait été rendu dans des conditions contraires au principe du respect des droits de la défense ou aux stipulations de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales est, en tout état de cause, inopérant ;

Sur le moyen tiré de ce que la loi de l’Etat de Pennsylvanie du 27 janvier 1998 serait contraire à l’ordre public français et aux stipulations de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales :

Considérant, d’une part, que, si, en France, les lois relatives à la nature et aux cas d’ouverture des recours formés contre les décisions juridictionnelles ne sont en principe applicables qu’aux recours dirigés contre les décisions prononcées après leur entrée en vigueur, ainsi que le prescrit l’article 112-3 du code pénal, il ressort des termes même de la loi de l’Etat de Pennsylvanie du 27 janvier 1998 que celle-ci a pour objet non pas d’ouvrir une voie de recours nouvelle, mais de donner aux personnes qu’elle concerne la possibilité de demander à bénéficier d’un nouveau procès lors de leur retour dans l’Etat qu’ainsi, cette loi n’est pas contraire aux principes qui régissent, en France, les conditions d’exercice des voies de recours contre les décisions des juridictions répressives ;

Considérant, d’autre part, que la loi du 27 janvier 1998 s’applique de façon identique à toutes les personnes jugées et condamnées en leur absence et réfugiées dans un pays étranger qui refuse de les extrader parce qu’elles avaient été condamnées en leur absence que, si le requérant allègue que le nouveau procès dont il demanderait à bénéficier pourrait ne pas présenter un caractère équitable du fait des conditions dans lesquelles la loi du 27 janvier 1998 a été adoptée, il n’apporte à l’appui de ses affirmations aucune précision qui permette d’en apprécier le bien-fondé ;

Sur le moyen tiré de l’inconstitutionnalité de la loi de l’Etat de Pennsylvanie du 27 janvier 1998 :

Considérant qu’il n’appartient pas en principe au Conseil d’Etat statuant au contentieux, lorsqu’il est saisi d’un pourvoi dirigé contre un décret d’extradition, de se prononcer sur le bien-fondé d’un moyen tiré de ce qu’un acte législatif applicable sur le territoire de l’Etat requérant ne serait pas conforme à la constitution de cet Etat, ou, dans le cas d’un Etat fédéral, à la constitution de l’Etat fédéré concerné qu’il n’en va autrement que si cet acte a déjà été déclaré inconstitutionnel par une décision devenue définitive d’une juridiction de l’Etat requérant ou, le cas échéant, de l’Etat fédéré, ou si son adoption a été entachée de vices d’une gravité telle qu’il doive être regardé comme inexistant ;

Considérant qu’il n’est ni démontré ni même allégué que les dispositions introduites dans les "Pennsylvania criminal statutes" par la loi du 27 janvier 1998 auraient été déclarées inconstitutionnelles ou que leur adoption aurait été entachée de vices que, dès lors, M. EINHORN ne saurait utilement se prévaloir de ce que ces dispositions seraient susceptibles d’être déclarées contraires à la constitution de l’Etat de Pennsylvanie pour les motifs qu’elles violent le principe de la séparation des pouvoirs applicable dans cet Etat ou le principe du respect de l’autorité de la chose jugée s’attachant à des décisions juridictionnelles devenues définitives ;

Sur le moyen tiré de ce que M. EINHORN serait exposé à l’application de la peine de mort au terme d’un nouveau procès :

Considérant que l’application de la peine de mort à une personne ayant fait l’objet d’une extradition accordée par le Gouvernement français serait contraire à l’ordre public français que, par suite, si l’un des faits fondant la demande d’extradition est puni de la peine de mort par la législation de l’Etat requérant, l’extradition ne peut être légalement accordée qu’à la condition que cet Etat donne des assurances suffisantes que la peine de mort encourue ne sera ni requise, ni prononcée, ni exécutée ;

Considérant que la demande d’extradition visant M. EINHORN est fondée sur des faits commis au mois de septembre 1977, soit antérieurement à la loi de l’Etat de Pennsylvanie du 13 septembre 1978 établissant la peine de mort qu’il ressort des pièces du dossier que cette loi ne peut être appliquée à des faits commis avant son entrée en vigueur ;

Considérant qu’à supposer même que, comme l’allègue M. EINHORN, les faits qui lui sont imputés puissent être regardés, lors d’un nouveau procès, comme ayant été commis après l’entrée en vigueur de la loi du 13 septembre 1978 compte tenu de ce que le corps de la victime n’a été découvert que le 28 mars 1979, le Gouvernement des Etats-Unis d’Amérique a donné l’assurance, dans la demande du 2 juillet 1998, que, si l’extradition de M. EINHORN était accordée, la peine de mort ne serait ni requise, ni prononcée, ni appliquée que le procureur du comté de Philadelphie a souscrit à deux reprises l’engagement que la peine de mort ne serait pas requise contre l’intéressé que, par une attestation solennelle du 23 juin 1997, il a donné l’assurance formelle que, dans l’Etat de Pennsylvanie, la peine de mort ne pouvait être prononcée si elle n’était pas requise qu’ainsi, M. EINHORN n’est pas fondé à soutenir que son extradition, en dépit des conditions posées par le décret attaqué, ne serait pas assortie de garanties suffisantes et serait, par suite, contraire à l’ordre public français ;

Sur le moyen tiré de ce que M EINHORN serait exposé à une peine incompressible de réclusion perpétuelle au terme d’un nouveau procès :

Considérant qu’en admettant même qu’une condamnation à la peine de la réclusion criminelle à perpétuité ne donne que rarement lieu à un aménagement de peine ou à une libération conditionnelle selon les pratiques de l’Etat de Pennsylvanie, l’extradition d’une personne exposée à une peine incompressible de réclusion perpétuelle n’est contraire ni à l’ordre public français, ni aux stipulations de l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Sur le moyen tiré de ce qu’un nouveau procès ne présenterait pas un caractère équitable :

Considérant que, si M. EINHORN soutient qu’un nouveau procès risquerait d’être influencé par les réactions exprimées sur l’affaire par une partie de l’opinion publique, il ne ressort pas des pièces du dossier que ce procès pourrait ne pas être tenu dans des conditions conformes aux exigences d’un procès équitable ;

Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que M. EINHORN n’est pas fondé à demander l’annulation du décret du 24 juillet 2000 et de la décision du Premier ministre en date du 4 octobre 2000 ;

D E C I D E :

Article 1er : La requête de M. EINHORN est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. Ira Samuel EINHORN, au Premier ministre et au garde des sceaux, ministre de la justice.

_________________
Adresse originale : http://www.rajf.org/spip.php?article144