Conseil d’Etat, référé, 6 août 2002, n° 248393, M. Cyril O.

Si les magistrats ne peuvent bénéficier de la loi du 30 décembre 1921, relative au rapprochement de conjoints fonctionnaires, c’est à la seule condition que puisse être préservé, pour ces magistrats, le droit de voir pris en considération leur situation familiale, à la mesure de la gravité des sujétions qui résultent de l’emploi qu’ils occupent lors de leur demande de mutation, et selon l’amélioration qu’est susceptible d’apporter une réponse positive à leur demande.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 248393

M. Cyril O.

Ordonnance du 6 août 2002

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LE JUGE DES RÉFÉRÉS

Vu la requête, enregistrée au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat le 4 juillet 2002, présentée par M. Cyril O. ; M. O. demande au juge des référés du Conseil d’Etat :

1°) de suspendre le décret du Président de la République en date du 28 juin 2002 en tant qu’il nomme deux magistrats respectivement au tribunal de grande instance de Saint-Pierre (Réunion) et au tribunal d’instance de Saint-Paul (Réunion), ensemble la décision implicite de rejet opposée par le Garde des sceaux à sa demande de mutation du 8 janvier 2002 ;

2°) d’enjoindre au Garde des sceaux de reconsidérer le classement des magistrats candidats aux emplois du tribunal de grande instance de Saint-Pierre et au tribunal d’instance de Sarnt-Paul en tenant compte, notamment, de la priorité dont il doit bénéficier à raison de sa situation familiale et de l’ancienneté acquise ;

il soutient que l’urgence est justifiée puisque d’une part les deux magistrats nommés seront installés lors de la prochaine rentrée judiciaire et que, d’autre part, il ne peut mener une vie familiale normale ; que la situation ainsi créée lui cause un préjudice grave et immédiat ; que le rapprochement avec les siens, en résidence à La Réunion, constitue pour l’administration une obligation, dès lors qu’il est dans l’impossibilité de mener une vie familiale normale, et qu’il devait par suite être fait droit à sa demande de mutation ; qu’aucun motif tiré de l’intérêt du service ne saurait en l’espèce s’y opposer, pas plus que l’application des règles relatives à l’organisation judiciaire ; que le critère de l’ancienneté ne saurait prévaloir pour faire échec au droit à une vie familiale normale résultant de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; qu’en tout état de cause les règles de l’ancienneté qui lui sont applicables ont été méconnues et qu’il a acquis une ancienneté supérieure à celle des deux candidats nommés ; que ces moyens sont de nature à faire naître un doute sérieux sur la légalité du décret ;

Vu le décret attaqué ;

Vu le mémoire en défense, enregistré le 26 juillet 2002, présenté par le Garde des sceaux, ministre de la justice, qui conclut au rejet de la requête ;

il soutient que le requérant ne justifie pas que les décisions préjudicient de manière suffisamment grave et immédiate à sa situation pour être constitutives d’une situation d’urgence ; que la situation de M. O. a été régulièrement examinée par l’administration et que les articles 8 et 12 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales sont inopérants ; que son ancienneté a été calculée selon les règles applicables ; que le Conseil supérieur de la magistrature ayant donné un avis favorable à la nomination de deux autres magistrats, le Président de la République ne pouvait, en tout état de cause, nommer M. O. à La Réunion ;

Vu le mémoire en réplique, enregistré le 31 juillet 2002, présenté par M. O. ; il conclut aux mêmes fins que la rcquête par les mêmes moyens ; et, en outre, par les moyens que le bénéfice de la loi du 30 décembre 1921 relative au rapprochement de conjoints a été expressément écarté par l’article 29 de la loi organique relative au statut de la magistrature à la seule condition, rappelée au premier aiinéa du même article, que les droits des magistrats àvoir tenir compte de leur situation familiale pour leur nomination soient préservés ; que l’administration ne précise pas selon quels critères elle a procédé au classement des candidats ; que le décret de nomination lui fait grief alors même que le Président de la République ne pouvait le nommer, faute d’avis favorable du Conseil supérieur de la magistrature ;

Vu le nouveau mémoire, enregistré le 5 août 2002, présenté par le garde des sceaux, ministre de la justice ; il conclut au rejet de la requête par les mêmes moyens, et en outre par le moyen qu’aucun élément ne vient au soutien de l’affirmation selon laquelle le requérant aurait reçu l’assurance, de la part de la direction des services judiciaires, lors de sa nomination en qualité de magistrat, d’une nomination ultérieure prochaine dans le département de La Réunion ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Vu le code de l’organisation judiciaire ;

Vu l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, modifiée notamment par la loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 ;

Vu la loi organique n° 98-105 du 24 février 1998 portant recrutement exceptionnel de magistrats de l’ordre judiciaire ;

Vu le décret n°93-21 du 7 janvier 1994 pris pour l’application de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, notamment son article 14 ;

Après avoir convoqué à une audience publique, d’une part, M. Cyril O. et, d’autre part, le garde des sceaux, ministre de la justice ;

Vu le procès-verbal de l’audience publique du 5 août 2002, à 14 heures 30, à laquelle a été entendu M. Cyril O. ;

Sur les conclusions relatives à la suspension du décret :

Considérant que le décret du Président de la République du 28 juin 2002, publié au Journal officiel du 2 juillet 2002, en tant qu’il affecte deux magistrats du siège respectivement au tribunal de grande instance de Saint-Pierre et au tribunal d’instance de Saint-Paul (La Réunion), a pour effet d’écarter la candidature présentée par M. Cyril O., actuellement en fonctions au tribunal de grande instance de Grasse, à ces deux emplois ; qu’ainsi le requérant, qui est recevable à en demander l’annulation, est aussi recevable à demander au juge des référés d’en prononcer la suspension, nonobstant la circonstance que l’avis donné par le Conseil supérieur de la magistrature faisait obstacle à ce qu’il soit donné satisfaction àl’intéressé ;

Considérant que l’exécution de cette décision implique que M. O. continue de vivre séparé de sa famille, comme il le fait depuis sa nomination au tribunal de grande instance de Grasse en 1999, dès lors que son épouse, en raison de son activité professionnelle et notamment de la nature de son emploi, et ses deux enfants n’ont pu abandonner leur résidence à La Réunion au profit d’un domicile en métropole ; que la situation familiale de M. O. est ainsi rendue particulièrement difficile ; que l’installation des magistrats dans les juridictions où ils ont été nommés par le décret du 28 juin 2002, à compter de la prochaine rentrée judiciaire en septembre, compromettrait toute chance de M. O. d’être affecté dans un emploi à La Réunion pendant de longs mois ; que la mise en oeuvre du décret litigieux est ainsi constitutive d’une situation d’urgence ;

Considérant qu’aux termes de l’article 29 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature : « Dans toute la mesure compatible avec le fonctionnement du service et les particularités de l’organisation judiciaire, les nominations des magistrats tiennent compte de leur situation familiale » ; que si le second alinéa du même article écarte les magistrats du bénéfice de la loi du 30 décembre 1921, relative au rapprochement de conjoints fonctionnaires, c’est à la seule condition que puisse être préservé, pour ces magistrats, le droit de voir pris en considération leur situation familiale, à la mesure de la gravité des sujétions qui résultent de l’emploi qu’ils occupent lors de leur demande de mutation, et selon l’amélioration qu’est susceptible d’apporter une réponse positive à leur demande ;

Considérant, en premier lieu, que si le garde des sceaux soutient, sans autre précision, que la situation familiale de M. O. a été prise en considération lors de l’examen de sa demande de mutation, il n’allègue aucune considération relative au bon fonctionnement du service ou aux particularités de l’organisation judiciaire qui aurait fait obstacle à ce que l’intéressé soit affecté à La Réunion ;

Considérant, en second lieu, qu’il ressort tant des écritures des parties que des explications données par M. O. à l’audience, à laquelle n’était présent aucun représentant du ministre, que ce dernier n’allègue pas de motifs qui l’auraient conduit à estimer que les demandes de mutation présentées par les magistrats nommés par le décret dont la suspension est demandée devaient être satisfaites en raison de considérations tirées de leur situation de famille ; qu’il apparaît ainsi que, seul, le critère de l’ancienneté, pris en compte dans des conditions contestées, a servi à classer les demandes de mutation ; que, par suite, il a été procédé aux nominations du 28 juin 2002 sans qu’il soit tenu compte de la situation familiale des intéressés ; qu’il en résulte que le moyen tiré de la méconnaissance de l’article 29 précité de l’ordonnance de nature à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux sur la légalité du refus opposé à M. O. ; que, dès lors, l’exécution du décret du 28 juin 2002 et le refus du ministre de donner satisfaction à la demande de M. O. doivent être suspendus ;

Sur les conclusions relatives à l’application de l’article L. 911-1 du code de justice administrative :

Considérant que l’exécution de la présente décision implique que les demandes de mutation adressées en 2002 au garde des sceaux pour les emplois de magistrats du siège dans les tribunaux de Saint-Paul et de Saint-Pierre soient réexaminées par ce dernier, en considération notamment de la situation familiale de chaque magistrat, appréciée selon l’étendue des contraintes particulières de chacune ; qu’il y a lieu, par suite, d’enjoindre au garde des sceaux de procéder à ce réexamen dans un délai d’un mois à compter de la présente décision ;

O R D O N N E :

Article 1er : L’exécution du décret du 28 juin 2002, en tant qu’il nomme deux magistrats respectivement dans les fonctions de juge chargé du service du tribunal d’instance de Saint-Paul (Réunion) et de juge des enfants au tribunal de grande instance de Saint-Pierre (Réunion), ensemble la décision du garde des sceaux de refuser la candidature de M. O. pour ces emplois, sont suspendues.

Article 2 : Dans un délai d’un mois suivant la notification de la présente décision, il sera procédé par le garde des sceaux (direction des services judiciaires) au réexamen des demandes de mutation pour les emplois de juge chargé du service du tribunal d’instance de Saint-Paul (Réunion) et de juge des enfants au tribunal de grande instance de Saint-Pierre (Réunion).

Article 3 : Le garde des sceaux, ministre de la justice, portera à la connaissance du secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat les mesures prises pour assurer l’exécution de l’article 2 de la présente ordonnance.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. Cyril O., à Mme Béatrice B., à Mme Danielle C. et au garde des sceaux, ministre de la justice.

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