Conclusions sous Conseil d’Etat, 28 septembre 2001, n° 217490, M. Nucci

Par Alain SEBAN
Maître des Requêtes au Conseil d’Etat

Il y a gestion de fait lorsque des opérations portant sur des deniers qui ne peuvent être maniés que par un comptable public ont été irrégulièrement soustraites aux écritures du poste comptable. La procédure de gestion de fait a pour objet de rétablir les formes budgétaires et comptables qui ont été méconnues afin d’apurer la gestion occulte.

M. Christian NUCCI a été ministre délégué auprès du ministre des relations extérieures, chargé de la coopération et du développement du 8 novembre 1982 au 20 mars 1986. A ce titre, il a notamment supervisé l’organisation d’un sommet international des chefs d’Etat africains qui devait se tenir à Bujumbura, au Burundi en décembre 1984. Le montage de l’opération avait été délégué à une association dénommée « Carrefour du Développement » (ACAD), qui fut alimentée notamment par plus de 80 millions de francs de fonds publics provenant du ministère de la coopération et du fonds d’aide et de coopération. Le trésorier de cette association était M. Yves Chalier, chef de cabinet du ministre.

Peu après les élections législatives de 1986, le nouveau ministre de la coopération, M. Michel Aurillac, décidait de saisir la justice après la découverte d’anomalies dans la gestion de l’ACAD, en faisant état de soupçons de détournement de fonds publics au profit notamment de la campagne législative de M. NUCCI dans l’Isère. Ce volet judiciaire n’est pas en cause ici : rappelons simplement qu’une résolution de mise en accusation de M. NUCCI devant la Haute Cour fut votée par les deux chambres du parlement, mais que la loi d’amnistie du 15 janvier 1990 mit un terme à cette procédure.

M. NUCCI a également fait l’objet, devant la Cour des comptes, d’une procédure juridictionnelle de gestion de fait, qui a pu se poursuivre nonobstant l’amnistie. Avant d’en exposer le détail, il nous semble utile de rappeler brièvement le déroulement d’une telle procédure.

Il y a gestion de fait lorsque des opérations portant sur des deniers qui ne peuvent être maniés que par un comptable public ont été irrégulièrement soustraites aux écritures du poste comptable. La procédure de gestion de fait a pour objet de rétablir les formes budgétaires et comptables qui ont été méconnues afin d’apurer la gestion occulte.

La première étape est constituée par la déclaration définitive de gestion de fait, qui est l’acte par lequel le juge des comptes affirme sa compétence à l’égard des manutenteurs des deniers en cause, en leur reconnaissant la qualité de comptables de fait. Cette décision juridictionnelle fixe le périmètre de la gestion de fait en ce qui concerne, d’une part, les personnes déclarées comptables de fait et, d’autre part, en ce qui concerne les opérations irrégulières dont le juge exige qu’il lui soit rendu compte.

Les personnes déclarées comptables de fait sont invitées à produire un compte unique retraçant l’emploi des sommes incluses dans le périmètre de la gestion de fait. S’ouvre alors la deuxième phase de la procédure, qui vise au rétablissement des formes budgétaires et comptables qui ont été méconnues. Dans le cas de deniers de l’Etat, cette procédure fait intervenir le Parlement, autorité budgétaire, saisi par le ministère concerné et le ministère du budget, et le juge des comptes compétent, c’est-à-dire la Cour des comptes.

Dans le cas d’une gestion de fait en dépenses, le juge des comptes écarte d’emblée un certain nombre de dépenses dont il estime qu’elles n’ont pas été exposées dans l’intérêt de la collectivité dont les deniers sont en cause, par exemple des dépenses faites dans un but évidemment privé, ou bien dans l’intérêt d’une autre collectivité publique, par exemple une commune alors qu’il s’agit de deniers de l’Etat. Pour le reliquat, il invite les comptables de fait à obtenir de l’autorité budgétaire qu’elle reconnaisse l’utilité publique des dépenses, c’est-à-dire qu’elle adopte un budget propre à la gestion de fait. Dans le cas d’une gestion de fait de deniers de l’Etat, cette reconnaissance d’utilité publique prend normalement la forme d’une disposition de la loi de règlement du budget.

Le juge peut ensuite procéder au jugement du compte en allouant les dépenses qui sont suffisamment justifiées par des pièces comptables : elle arrête ainsi la ligne de compte, qui laisse le plus souvent apparaître un déficit, qu’il appartient aux comptables de fait de solder. Après condamnation des comptables de fait à une amende sanctionnant leur immixtion dans les fonctions de comptable public et recouvrement de cette amende, la juridiction financière leur donne quittus de leur gestion, ce qui achève la procédure.

Ajoutons que si, pour mieux faire ressortir l’enchaînement logique des différentes étapes, nous avons présenté la reconnaissance d’utilité publique par le Parlement comme un préalable à la fixation de la ligne de compte, cela n’empêche pas le juge des comptes, par commodité, de fixer provisoirement la ligne de compte avant que le Parlement ne délibère et sous réserve de sa délibération, avant de l’arrêter définitivement une fois obtenu le vote du Parlement.

En l’espèce, la procédure a été ouverte par deux arrêts provisoires des 16 octobre 1986 et 11 juillet 1990. M. NUCCI a formé, contre le second de ces arrêts, un pourvoi en cassation qui a été rejeté comme irrecevable (CE, 6/2 SSR, 7 février 1992, Nucci, n° 121.994). Par un arrêt définitif du 30 septembre 1992, la Cour l’a déclaré comptable de fait des deniers de l’Etat, conjointement et solidairement avec l’association ACAD et MM. Chalier et Trillaud pour une somme totale de près de 52 millions de francs et lui a enjoint de produire un compte. Le pourvoi en cassation formé par M. NUCCI a été rejeté par une décision de Section du 6 janvier 1995 « Nucci » (Rec. p. 6). La procédure s’est poursuivie devant la Cour des comptes, après désignation d’un comptable commis d’office. Par un arrêt provisoire du 7 décembre 1995, la Cour a arrêté la ligne de compte. Le pourvoi en cassation formé par M. NUCCI contre cet arrêt a fait l’objet d’un refus d’admission le 28 octobre 1996. Un arrêt provisoire des 24 septembre et 2 octobre 1996 a ensuite maintenu l’excédent de recettes à la somme de 20.463.268,89 francs fixée par l’arrêt précédent. Un arrêt définitif du 25 septembre 1996 a condamné M. NUCCI à une amende de 600.000 francs.

L’article 14 III de la loi n° 99-2 du 5 janvier 1999 portant règlement définitif du budget de 1995 a reconnu d’utilité publique certaines des dépenses de la gestion de fait allouées par la Cour des comptes. A la suite de cette disposition, un arrêt définitif du 21 octobre 1999 a fixé l’excédent des recettes concernant M. NUCCI à la somme de 20.463.268,89 francs et l’a déclaré débiteur envers l’Etat, conjointement et solidairement avec l’ACAD et MM. Chalier et Trillaud, de cette somme assortie des intérêts au taux légal à compter du 30 septembre 1992. M. NUCCI se pourvoit en cassation contre ce dernier arrêt.

I. – Le moyen le plus délicat est tiré par M. NUCCI de la violation du principe d’impartialité et du principe général des droits de la défense, dans la mesure où, antérieurement à l’arrêt attaqué, la Cour des comptes avait évoqué en termes circonstanciés l’affaire dite du « Carrefour du développement » dans son rapport public pour 1987. Le requérant se prévaut ainsi de la jurisprudence issue de l’arrêt d’Assemblée du 23 février 2000 « Société Labor Métal et autres » (Rec. p. 83 avec nos concl.), dans lequel vous avez annulé un arrêt de la Cour des comptes portant déclaration définitive de gestion de fait au motif qu’entre l’arrêt provisoire et l’arrêt définitif, la Cour avait évoqué l’affaire dans son rapport public. Vous avez affirmé à cette occasion que : « eu égard à la nature des pouvoirs du juge des comptes et aux conséquences de ses décisions pour les intéressés, tant le principe d’impartialité que celui des droits de la défense font obstacle à ce qu’une décision juridictionnelle prononçant la gestion de fait soit régulièrement rendue par la Cour des comptes alors que, comme en l’espèce, celle-ci a précédemment évoqué cette affaire dans un rapport public en relevant l’irrégularité des faits  ».

Cette motivation est très précisément circonscrite à la déclaration définitive de gestion de fait. Elle ne préjuge donc pas de la question que soulève le pourvoi, qui est celle du caractère opérant du moyen à l’encontre de l’arrêt fixant la ligne du compte de la gestion de fait.

La chronologie des faits est exactement similaire à celle de l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt « Labor Métal » : la publication au rapport public annuel de la Cour pour 1987 s’intercale, de la même manière, entre l’arrêt de déclaration provisoire de gestion de fait du 16 octobre 1986, par lequel la Cour s’est saisie de l’affaire, et l’arrêt de déclaration définitive du 30 septembre 1992. Il en résulte que, si vous deviez accueillir le moyen de M. NUCCI, vous devriez prononcer, comme dans l’arrêt « Labor Métal », une cassation sans renvoi, puisque nous n’avions pas su convaincre votre Assemblée de laisser la procédure de gestion de fait se poursuivre devant le Conseil d’Etat. Cette cassation sans renvoi mettrait un terme définitif à la procédure concernant M. NUCCI : c’est dire l’enjeu de cette affaire pour le requérant ; il ne s’agit ni plus ni moins que de l’anéantissement d’une procédure qui a duré quinze années devant la Cour des comptes, sur laquelle le Parlement a été appelé à se prononcer, et qui met en jeu plusieurs dizaines de millions de francs.

L’enjeu proprement juridique est, en revanche, relativement modeste : pour les procédures à venir, on peut en effet supposer que les requérants, connaissant l’arrêt « Labor Métal », soulèveront le moyen au stade du pourvoi dirigé contre la déclaration de gestion de fait et n’attendront pas, pour le faire, les derniers stades de la procédure.

Indiquons que le moyen est recevable en cassation alors même qu’il n’a pas été soulevé devant les juges du fond car vous avez jugé que le moyen pris du défaut d’impartialité de la Cour des comptes par application de la jurisprudence « Labor Métal » est d’ordre public (CE, 6/4 SSR, 19 avril 2000, Lambert, n° 199.461, qui sera mentionnée aux tables).

Pour apprécier le mérite de ce moyen, il faut partir de l’extrait du rapport public de la Cour des comptes pour 1987 concernant le fonds d’aide et de coopération, qui évoque longuement l’affaire du « Carrefour du développement » sous le titre : « Le rôle abusif de certaines associations ».

1. Pour une large part, les observations rendues publiques par la Cour des comptes démontent le mécanisme de la gestion de fait transitant par les comptes de l’ACAD, en des termes qui ne laissent aucune hésitation sur l’opinion de la Cour sur l’irrégularité des opérations [1]. La publicité donnée à ces constatations faisait assurément obstacle à ce que la Cour prononçât sans violer le principe d’impartialité la déclaration définitive de gestion de fait concernant ces opérations. Mais l’arrêt définitif a acquis l’autorité de la chose jugée.

Pour l’essentiel, ces constatations n’ont, en revanche, pas conduit la Cour à préjuger du caractère d’utilité publique des dépenses ou bien du caractère suffisant des justifications, c’est-à-dire des questions sur lesquelles il lui revient de se prononcer dans la deuxième phase de la procédure de gestion de fait, celle de la mise en état et du jugement du compte. Affirmer que des sommes ont été irrégulièrement extraites de la caisse publique ne préjuge en rien, en effet, de la question de savoir si les dépenses réglées à l’aide de ces sommes pourront être allouées lors de la fixation de la ligne du compte de la gestion de fait ; les deux étapes sont intellectuellement et pratiquement distinctes. Par conséquent, le pré-jugement sur l’existence d’opérations de gestion de fait que révèle le rapport public ne nous semble pas « contaminer » le jugement par la Cour du compte de cette gestion de fait. Ce pré-jugement ne peut être invoqué avec succès qu’à l’encontre de l’arrêt de déclaration de gestion de fait et non à l’encontre de l’arrêt qui fixe la ligne de compte.

2. Un deuxième ensemble de mentions du rapport public se rapportent à la fois à l’inclusion des opérations qu’elles concernent dans le périmètre de la gestion de fait et à l’allocation des dépenses correspondantes. Tel est le cas dans l’hypothèse, fréquente, où la Cour affirme que certaines dépenses ont été réglées sur de fausses factures.

Ainsi que le précise votre arrêt du 12 juillet 1907 « Ministre des finances c. Nicolle » (Rec. p. 656 concl. du président Romieu), la constatation qu’un mandat présente un caractère fictif suffit à constituer la gestion de fait, puisque le mandat fictif a permis une extraction irrégulière de fonds de la caisse publique. Mais elle implique également que ce mandat ne peut être admis en justification de la dépense correspondante, dont il dissimulait la véritable nature. C’est une conséquence seconde, mais inéluctable de la qualification de mandat fictif, car il est bien évident que la Cour des comptes ne peut admettre en justification des paiements les pièces qui sont à l’origine même de l’extraction irrégulière des fonds. Il appartient au comptable de fait de justifier de l’emploi des sommes en cause au moyen de pièces comptables relatives aux dépenses réellement effectuées. Par conséquent, lorsque le rapport public évoque des facturations dépourvues de contrepartie, il préjuge certainement la déclaration de gestion de fait, mais nous ne vous suggérons pas d’estimer qu’il préjuge également le jugement du compte, car il ne le fait que par une conséquence matérielle du premier pré-jugement, qui ne laisse pas matière, à notre avis, à un pré-jugement spécifique que vous pourriez saisir au stade de la procédure sur lequel vous avez à statuer. Ce n’est d’ailleurs que par le fait même des comptables de fait, qui auront persisté à présenter en justification des paiements des pièces que la Cour a déjà qualifiées de fictives dans la déclaration de gestion de fait, que le juge financier sera amené à réitérer, au stade de la fixation de la ligne de compte, cette qualification.

3. Enfin, certaines mentions du rapport public, peu nombreuses il est vrai, préjugent directement de l’allocation de certaines dépenses par l’arrêt fixant la ligne de compte, c’est-à-dire de l’appréciation qui incombait à la Cour au deuxième stade de la procédure, celui dont vous êtes saisis aujourd’hui.

a) Il nous semble fort difficile de refuser d’appliquer ici le raisonnement de l’arrêt « Labor Métal » en le cantonnant à la déclaration de gestion de fait. Certes, le jugement du compte de la gestion de fait est une procédure plus objective que la déclaration de gestion de fait. Mais les deux étapes s’inscrivent dans une seule et même procédure, qui va se poursuivre par l’infliction d’une amende, ayant le caractère d’une punition personnelle pour les comptables de fait. Il serait difficilement explicable que la jurisprudence « Labor Métal » s’appliquât au stade de la déclaration de gestion de fait et à celui de l’amende et non à celui, qui s’insère entre les deux précédents, de la fixation de la ligne de compte.

La limite de cette exigence est qu’il est nécessaire que la Cour ait préjugé, dans son rapport public, l’appréciation qu’elle doit porter pour fixer la ligne de compte. Or tel nous semble avoir été le cas, pour quelques dépenses précisément identifiées, en l’espèce : la Cour évoque ainsi certaines « dépenses exposées à Beaurepaire », commune dont M. Nucci était le maire, mais réglées par l’ACAD : « repas et buffets (84.000 francs), cachets d’artistes (52.000 francs), voyage à Paris de personnalités locales invitées par la mairie (73.000 francs).  » De manière tout à fait transparente, le rapport public prend parti sur le fait que ces dépenses n’ont pas été exposées dans l’intérêt de l’Etat, mais dans celui de la commune de Beaurepaire, voire dans l’intérêt personnel de M. NUCCI. Par conséquent, le rapport public a par avance préjugé d’une appréciation qu’il appartenait à la Cour de porter postérieurement à la déclaration de gestion de fait, au stade du jugement du compte, sur l’absence d’utilité publique pour l’Etat de certaines des dépenses exposées.

Or il est constant – puisque le ministre de l’économie et des finances le reconnaît aux pp. 8 et 9 de son mémoire en défense – que ces dépenses, d’un montant total de 209.000 francs ont été rejetées du compte par la Cour comme « concernant personnellement M. Nucci » dans son arrêt n° 12.433 du 7 décembre 1995 (p. 6).

b) Le pré-jugement effectué dans le rapport public interdisait à la Cour des comptes de statuer sur l’allocation de ces dépenses. Mais, et c’est là toute la difficulté à notre sens, la circonstance que la Cour se soit disqualifiée pour se prononcer sur ces dépenses n’ôte rien à leur caractère irrégulier. Il n’est donc pas possible d’allouer ces dépenses, pas plus qu’il n’était possible pour la Cour de les rejeter du compte comme elle l’a fait ; cela est d’autant moins possible que l’allocation de ces dépenses exigerait qu’elles soient reconnues d’utilité publique par le Parlement qui, dans l’exercice de son pouvoir budgétaire, ne saurait être tenu par votre arrêt de cassation. Par conséquent, il faut retirer ces dépenses du compte, c’est-à-dire du périmètre de la gestion de fait ; or, ce périmètre a été définitivement fixé par la déclaration de gestion de fait, qui est passée en force de chose jugée.

Pour pouvoir faire application de la jurisprudence « Labor Métal », vous devrez faire usage des pouvoirs que vous détenez en vue d’assurer la régulation de l’ordre juridictionnel administratif en réglant de juges avec l’arrêt de la Cour des comptes du 30 septembre 1992 qui a fixé à titre définitif le périmètre de la gestion de fait et qui est passé en force de chose jugée. Les conditions nous semblent réunies pour le faire :

o) en premier lieu, à défaut de règlement de juges, il existera une contrariété irrémédiable entre l’arrêt de la Cour des comptes du 30 septembre 1992 et votre décision qui, si vous nous suivez, retirera certaines dépenses du compte de la gestion de fait tandis que la déclaration de gestion de fait prescrit de les inclure dans ce compte ;

o) en second lieu, il vous est loisible de régler de juges à l’égard d’une juridiction souveraine, comme la Cour des comptes (CE, Sect., 1er juillet 1955, Caisse de compensation de l’organisation autonome nationale de l’industrie et du commerce, Rec. p. 381) ;

o) en troisième lieu, il est de la nature même de la procédure de règlement de juges qu’il y est recouru sans que les parties vous aient saisi de conclusions en ce sens ;

o)n quatrième lieu, s’il vous est en principe interdit, dans le cadre du règlement de juges, d’évoquer le fond de l’affaire (CE, Sect., 14 octobre 1960, Tisserand, Rec. p. 542 ; 10 novembre 1999, Société coopérative agricole de Brienon, Rec. p. 351), vous n’avez pas à entrer dans le fond de la déclaration de gestion de fait, car l’annulation de l’arrêt de la Cour des comptes en tant qu’il concerne les dépenses litigieuses suffira à rétablir la cohérence de la procédure.

Il n’y a pas d’autre conséquence à tirer à d’autres stades de la procédure. Certes, en modifiant le périmètre de la gestion de fait, vous modifiez le plafond de l’amende susceptible d’être infligée aux comptables de fait, mais en l’espèce, la Cour des comptes est restée très en deçà de ce maximum.

c) Nous devons également dire un mot d’une question un peu délicate. Le juge des comptes estime, vous le savez, que les comptables de fait sont solidaires, ce qui signifie avant tout que le juge des comptes refuse d’entrer dans les questions de répartition de la charge du débet entre les différents coauteurs. Vous êtes saisis d’un pourvoi en cassation du seul M. NUCCI. Faut-il donc prononcer une annulation en tant que l’arrêt attaqué concerne M. NUCCI ou bien en tant qu’il concerne également, solidairement avec lui, les autres comptables de fait ?

En principe, pour que le pourvoi formé par le seul M. NUCCI puisse profiter aux autres comptables de fait, il faudrait que la solidarité entre eux soit parfaite ; n’importe lequel des comptables de fait pourrait alors agir au nom de tous les autres et l’on ne pourrait prononcer qu’une annulation concernant tous les comptables de fait, car il n’aurait pas de sens de n’isoler que l’un d’entre eux.

Nous ne pensons pas que tel soit le cas, car il nous semble que la solidarité entre comptables de fait est très proche de celle qui existe entre co-auteurs d’un dommage : or il s’agit d’une solidarité imparfaite. Pour autant, il nous semblerait délicat de prononcer une annulation limitée au requérant. En effet, la solidarité instituée par la jurisprudence de la Cour des comptes entre les comptables de fait a pour fondement l’indivisibilité des opérations irrégulières, constitutives d’une même gestion, sauf lorsqu’il est possible d’attribuer à certains des comptables de fait la responsabilité exclusive de certaines opérations (C. comptes, 16 juillet 1878, Hospice de Beaune, Rec. CE p. 1176). Ce principe fondamental du droit de la comptabilité publique a notamment pour conséquence que les comptables de fait doivent rendre un compte unique, signé par chacun d’entre eux. Or, si vous annuliez la déclaration de gestion de fait en tant qu’elle concerne certaines dépenses en limitant l’annulation au cas de M. NUCCI, cette annulation impliquerait la reddition de deux comptes : l’un concernant les dépenses en cause, signé par tous les comptables de fait hors M. NUCCI et l’autre, excluant ces dépenses, signé par tous les comptables de fait y compris M. NUCCI. L’apurement de la gestion de fait serait alors sinon impossible, du moins très problématique.

C’est pourquoi nous vous proposons de prononcer une annulation qui concernera l’ensemble des comptables de fait. C’est d’ailleurs ainsi que vous avez procédé dans votre décision d’Assemblée du 23 février 2000 « Société Labor Métal » (préc.) dans laquelle, saisis par quelques-uns des comptables de fait, vous avez annulé en totalité l’arrêt de la Cour des comptes qui vous était déféré.

II. Les trois autres moyens de la requête soulèvent de moindres difficultés.

1. M. NUCCI réitère l’argumentation qu’il avait déjà soulevée au soutien de son pourvoi contre la déclaration définitive de gestion de fait, selon laquelle la Cour des comptes était incompétente pour apprécier la régularité d’actes qui, se rattachant directement à la conduite des relations internationales, avaient, selon lui, le caractère d’actes de gouvernement. Vous lui aviez alors répondu, dans votre arrêt de Section du 6 janvier 1995 (préc.), que : « l’arrêt attaqué, qui se borne à déclarer, à titre définitif, M. Nucci comptable de fait de l’Etat, n’a en rien conduit la Cour des comptes à apprécier la légalité d’actes qui échapperaient, à raison de leur nature, à tout contrôle juridictionnel  ». Mais M. NUCCI a écouté avec attention votre commissaire du gouvernement Bertrand du Marais, qui affirmait alors que : « La question serait (…) autrement plus complexe si l’arrêt contesté fixait définitivement la ligne de compte et intervenait dans les phases ultérieures. » Toutefois, notre prédécesseur ajoutait aussitôt : « Mais il reviendrait alors à M. NUCCI de justifier que chaque dépense soit, effectivement, indétachable de l’action internationale de la France ». La Cour des comptes a donc répondu à M. NUCCI que « sur les dépenses rejetées dont fait état M. Nucci, la Cour a explicitement écarté les facturations de complaisance dont il a été prouvé qu’elles ne correspondaient à aucunes (sic) prestations effectives ; que, pour le surplus, il ne pouvait être alloué de dépenses en l’absence de pièces justificatives ; qu’à cet égard, M. Nucci s’est contenté de réitérer ses explications antérieures et n’a pu établir que des dépenses ont été faites et qu’elles étaient indétachables de l’exécution d’actes qui échapperaient à tout contrôle juridictionnel  ».

Ce n’est que de manière surabondante que la Cour s’est référée pour écarter le moyen à l’arrêt du Conseil d’Etat du 6 janvier 1995, justification en effet erronée puisque la réponse apportée par cet arrêt ne concernait que la déclaration de gestion de fait. Mais le motif principal que nous avons cité est parfaitement solide, et suffisamment développé, et M. NUCCI ne conteste pas ne pas avoir cherché à démontrer que certaines dépenses avaient par elles-mêmes le caractère d’actes de gouvernement.

2. M. NUCCI relève ensuite, dans son mémoire en réplique, qu’un magistrat de la Cour des comptes a participé à la fois à la réunion de la chambre du conseil du 9 juin 1987 qui a adopté le rapport public et au délibéré de l’arrêt attaqué du 21 octobre 1999 : il s’agit de M. Guy Thuillier, conseiller-maître.

Ainsi que nous l’avons développé dans nos conclusions sur l’arrêt « Société Labor Métal » précité, il résulte à notre avis de votre décision de Section du 5 avril 1996 « Syndicat des avocats de France » (Rec. p. 118, RFDA 1996 p. 1195 concl. de M. le président Bonichot) qu’un même magistrat ne peut participer à la fois au délibéré d’une formation appelée à émettre un avis ou à prendre une décision d’ordre administratif et à celui d’une formation juridictionnelle appelée à se prononcer sur la même question. La présence de M. Thuillier aux deux délibérés a donc bien pour effet d’entacher d’un vice de forme l’arrêt attaqué, mais uniquement en tant qu’il a tranché une question qui a été pré-jugée par le rapport public, c’est-à-dire uniquement dans la mesure où nous vous avons proposé de l’annuler sur le premier moyen. Cette argumentation est donc fondée, mais elle ne modifie pas la solution.

3. Enfin, le rapport public de la Cour des comptes n’est en rien l’acte par lequel la juridiction s’est auto-saisie, et si son libellé « donne à penser que les faits visés sont d’ores et déjà établis ou que leur caractère répréhensible au regard des règles ou principes à appliquer est d’ores et déjà reconnu », selon la formule de votre arrêt de Section du 20 octobre 2000 « Société Habib Bank Limited » (n° 180.122, à paraître au recueil), nous avons déjà indiqué, en examinant l’application du principe d’impartialité, les conséquences qu’il convient d’en tirer en l’espèce.

III. Nous vous proposons, dans les circonstances de l’espèce, de ne pas admettre M. NUCCI au remboursement des frais exposés par lui et non compris dans les dépens.

PAR CES MOTIFS, nous concluons :

- à l’annulation de l’arrêt de la Cour des comptes en date du 21 octobre 1999 en tant qu’il a refusé d’allouer les dépenses précitées, d’un montant total de 209.000 francs ;

- à ce que l’arrêt de la Cour des comptes en date du 30 septembre 1992 soit déclaré nul et non avenu en tant qu’il inclut dans le périmètre de la gestion de fait les dépenses précitées ;

- au rejet du surplus des conclusions de la requête.


[1] par exemple, « Les faiblesses et défectuosités du fonds (d’aide et de coopération) (…) ont pendant plusieurs années rendu possible une gestion occulte, source de détournements portant sur plusieurs millions de francs. (…) si elles ont favorisé ou facilité les irrégularités, voire des détournements, ces carences n’exonèrent pas pour autant de leur responsabilité les différents auteurs des négligences, manœuvres et fautes qui ont abouti à extraire et employer de façon arbitraire et obscure des fonds publics d’un volume important. Aussi bien, l’instruction entreprise par la Cour l’a-t-elle conduite à engager une procédure de gestion de fait. »

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Citation : Alain SEBAN, Conclusions sous Conseil d’Etat, 28 septembre 2001, n° 217490, M. Nucci, 27 octobre 2001, http://www.rajf.org/spip.php?article118

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