Conseil d’Etat, Assemblée, 28 juin 2002, n° 239575, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice c/ M. M.

Les principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives posent le principe que les justiciables ont droit à ce que leurs requêtes soient jugées dans un délai raisonnable. Si la méconnaissance de cette obligation est sans incidence sur la validité de la décision juridictionnelle prise à l’issue de la procédure, les justiciables doivent néanmoins pouvoir en faire assurer le respect.

CONSEIL D’ETAT

Statuant au contentieux

N° 239575

GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE
c/ M. M.

Mlle Vialettes, Rapporteur

M. Lamy, Commissaire du gouvernement

Séance du 14 juin 2002

Lecture du 28 juin 2002

REPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le Conseil d’Etat statuant au contentieux

Sur le rapport de la 6ème sous-section de la Section du contentieux

Vu le recours, enregistré le 31 octobre 2001 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présenté par le GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE ; le GARDE DE SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler, sans renvoi, l’arrêt en date du 11 juillet 2001 par lequel la cour administrative d’appel de Paris a annulé le jugement du 24 juin 1999 du tribunal administratif de Paris et a condamné l’Etat à verser à M. Pierre M. une indemnité de 30 000 F à raison du préjudice né du délai excessif de jugement d’un précédent litige et une somme de 10 000 F au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

2°) de rejeter la requête présentée par M. M. devant la cour administrative d’appel de Paris ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mlle Vialettes, Auditeur,
- les conclusions de M. Lamy, Commissaire du gouvernement ;

Considérant que, par l’arrêt attaqué, la cour administrative d’appel de Paris, après avoir constaté que la procédure que M. M. avait précédemment engagée à l’encontre de l’Etat et de la société "La Limousine" et qui avait abouti à la condamnation de ces défendeurs à lui verser une indemnité de 78 264 F, avait eu une durée excessive au regard des exigences de l’article 6, paragraphe 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, a condamné l’Etat à verser à M. M. une indemnité de 30 000 F pour la réparation des troubles de toute nature subis par lui du fait de la longueur de la procédure ;

Sur la régularité de l’arrêt attaqué :

Considérant que l’arrêt énonce avec précision les raisons pour lesquelles la cour a estimé que la durée de la procédure avait été excessive et que l’Etat devait réparation à M. M. du préjudice qui avait pu en résulter ; que la cour administrative d’appel a ainsi suffisamment motivé sa décision ;

Sur la légalité de l’arrêt attaqué :

Sur le moyen relatif aux conditions d’engagement de la responsabilité de l’Etat :

Considérant que le GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE, soutient, d’une part, que la cour a commis une erreur de droit en estimant la responsabilité de l’Etat automatiquement engagée dans le cas où la durée d’une procédure aurait été excessive, d’autre part, qu’elle a commis une autre erreur de droit ainsi qu’une dénaturation des pièces du dossier en ce qui concerne les critères qu’elle a retenus pour juger anormalement longue la durée de la procédure en cause ;

Considérant qu’aux termes de l’article 6, paragraphe 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal (…) qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…)" ; qu’aux termes de l’article 13 de la même convention : "toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente convention, ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles" ;

Considérant qu’il résulte de ces stipulations, lorsque le litige entre dans leur champ d’application, ainsi que, dans tous les cas, des principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives, que les justiciables ont droit à ce que leurs requêtes soient jugées dans un délai raisonnable ;

Considérant que si la méconnaissance de cette obligation est sans incidence sur la validité de la décision juridictionnelle prise à l’issue de la procédure, les justiciables doivent néanmoins pouvoir en faire assurer le respect ; qu’ainsi lorsque la méconnaissance du droit à un délai raisonnable de jugement leur a causé un préjudice, ils peuvent obtenir la réparation du dommage ainsi causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice ;

Considérant qu’après avoir énoncé que la durée de la procédure avait été excessive, la cour administrative d’appel en a déduit que la responsabilité de l’Etat était engagée vis-à-vis de M. M. ; que, ce faisant, loin de violer les textes et les principes susrappelés, elle en a fait une exacte application ;

Considérant que le caractère raisonnable du délai de jugement d’une affaire doit s’apprécier de manière à la fois globale -compte tenu, notamment, de l’exercice des voies de recours- et concrète, en prenant en compte sa complexité, les conditions de déroulement de la procédure et, en particulier, le comportement des parties tout au long de celle-ci, mais aussi, dans la mesure où la juridiction saisie a connaissance de tels éléments, l’intérêt qu’il peut y avoir, pour l’une ou l’autre, compte tenu de sa situation particulière, des circonstances propres au litige et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu’il soit tranché rapidement ;

Considérant que pour regarder comme excessif le délai de jugement du recours de M. M., la cour administrative d’appel de Paris énonce que la durée d’examen de l’affaire devant le tribunal administratif de Versailles a été de 7 ans et 6 mois pour "une requête qui ne présentait pas de difficulté particulière" ; qu’en statuant ainsi, la cour, contrairement à ce que soutient le ministre, a fait une exacte application des principes rappelés ci-dessus ;

Sur le moyen relatif aux conditions d’appréciation de l’existence d’un préjudice :

Considérant que le GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE, soutient que la cour ne pouvait se borner à constater "une inquiétude et des troubles dans les conditions d’existence" mais devait rechercher si un préjudice pouvait être caractérisé compte tenu de la nature et de l’enjeu du litige ainsi que de l’issue qui lui avait été donnée ;

Considérant que l’action en responsabilité engagée par le justiciable dont la requête n’a pas été jugée dans un délai raisonnable doit permettre la réparation de l’ensemble des dommages tant matériels que moraux, directs et certains, qui ont pu lui être causés et dont la réparation ne se trouve pas assurée par la décision rendue sur le litige principal ; que peut ainsi, notamment, trouver réparation le préjudice causé par la perte d’un avantage ou d’une chance ou encore par la reconnaissance tardive d’un droit ; que peuvent aussi donner lieu à réparation les désagréments provoqués par la durée abusivement longue d’une procédure lorsque ceux-ci ont un caractère réel et vont au-delà des préoccupations habituellement causées par un procès, compte tenu notamment de la situation personnelle de l’intéressé ;

Considérant que la cour administrative d’appel de Paris a estimé, par une appréciation souveraine, que M. M. avait subi, du fait de l’allongement de la procédure, "une inquiétude et des troubles dans les conditions d’existence" dont elle a chiffré la somme destinée à en assurer la réparation à 30 000 F ; qu’il résulte de ce qui a été dit ci-dessus que, contrairement à ce que soutient le ministre, la cour administrative d’appel de Paris n’a pas commis d’erreur de droit ;

Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que le GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE, n’est pas fondé à demander l’annulation de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris en date du 11 juillet 2001 ;

D E C I D E :

Article 1 : Le recours du GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE, est rejeté.

Article 2 : La présente décision sera notifiée au GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE et à M. Pierre M..

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